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traits bouleversés, les bras étendus et semblant reculer devant une vision.

Nous nous levâmes tous trois d’un même mouvement, et nous courûmes à la porte en demandant ce qu’il y avait.

— Elle est là, dans la chambre jaune ! bégaya Toinette.

— L’accouchée ? demandai-je.

— Non, non, la fade !

Et, comme nous faisions un pas pour y courir, Toinette nous arrêta du geste et fit signe de se taire. Un chant de berceuse venait de s’élever au milieu de la nuit. Ce n’était pas une mélodie précise, mais plutôt quelques-unes de ces modulations caressantes que les femmes improvisent pour leurs divagations maternelles. Il me sembla distinguer des mots d’une langue étrangère

Te la bejas bera hillo,
Te la bejas bera nobio[1] !

Mon compagnon tressaillit comme s’il eût reconnu ces paroles ; mais Toinette lui saisit le bras

— Regardez, regardez ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.

Sa main nous désignait la fenêtre éclairée ; nous fîmes un mouvement : derrière le vitrage, une femme venait d’apparaître tenant dans ses bras le nouveau-né qu’elle berçait en chantant. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules ; elle avait les bras nus, et portait une sorte de basquine brillante de paillettes et de broderies. D’abord noyée dans la pénombre, la vision s’approcha bientôt de la fenêtre, où sa silhouette se détacha nettement encadrée dans la baie lumineuse. Le Provençal poussa une exclamation

— Eh ! Dieu me damne, c’est elle ! s’écria-t-il.

— Qui cela ? demandai-je.

— Ma Dugazon languedocienne de Beaumont.

— Que dites-vous ? Sous ce costume ?

— Ne vous ai-je pas raconté qu’ils étaient tous partis hier soir sans avoir le temps de changer d’habits ? La petite est encore en princesse de Sicile.

— Alors toute la troupe est donc ici ? m’écriai-je.

— Ce sont les voyageurs arrivés avant nous, fit observer Jean-Marie.

— Et qui étaient tous empaquetés dans des châles et des manteaux, ajouta Toinette frappée d’un trait de lumière ; justement leurs chambres sont là derrière.

— Pardieu ! voilà le mystère, reprit le Provençal en riant ; la princesse

  1. Puisses-tu la voir belle enfant, puisses-tu la voir belle épousée :