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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/136

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et de l’espardanyeta[1]. La danseuse place ensuite sa main gauche dans la main droite du danseur, la balance trois fois, s’élance d’un bond et va s’asseoir sur l’autre main.

Cette danse hardie était entremêlée de cliquetis de doigts, de frappemens de talons, de cris élancés, qui lui donnaient quelque chose d’élégant et de rustique tout à la fois ; on se sentait emporter malgré soi par ces mouvemens d’une spontanéité agreste ; on s’associait d’instinct à cette joie en action. En contemplant, au centre de l’aube lumineuse, que répandaient les chandelles et le foyer, ce couple dansant de vieilles baillas presque oubliées, et, au fond, plongée dans l’ombre, la grand’mère qui continuait de filer, étrangère à tout ce qui se passait, il me semblait voir les images de la tradition riante du Midi et de la tradition mélancolique du Nord s’éteignant toutes deux, l’une dans la lumière et le bruit, l’autre dans les ténèbres et le silence.

Le bruit d’un cheval qui arrivait au galop interrompit le bail. Jean-Marie, persuadé que c’était le conducteur qui venait nous chercher, courut à sa rencontre, dans la cour d’entrée, et je le suivis ; mais, à notre grand étonnement, nous n’y trouvâmes qu’une jument blanche haletante et couverte de sueur ; un jeune paysan était occupé à la débrider.

— Comment, c’est toi, Rougeot ? dit le postillon en reconnaissant le garçon d’écurie du Lion-Rouge.

Rougeot ne parut point avoir entendu et continua son travail.

— D’où diable peut-il arrive à cette heure ? demanda Jean-Marie à Toinette, qui venait de nous rejoindre.

— Il n’y a que lui pour le dire, répliqua la fillette, Eh ! Rougeot ! répondrez-vous à la fin ?

Le paysan, qui avait ôté la bride, prit la jument par le licou pour la conduire à l’écurie. Je m’avançai vers lui, il s’arrêta en me trouvant sur son passage, mais sans avoir l’air de me voir. Je m’aperçus alors que ses traits étaient contractés, et que ses yeux entr’ouverts laissaient voir des prunelles immobiles. Un soupçon traversa brusquement ma pensée. Je saisis Rougeot par les deux bras, et je le secouai brusquement. Il me laissa faire sans résistance. Tous les spectateurs nous entouraient et l’appelaient par son nom. Je pris une poignée de neige dont je lui frottai le visage ; il tressaillit enfin ; ses yeux se fermèrent, puis s’ouvrirent, et il regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille.

— Quoi ? que voulez-vous ? demanda-t-il, surpris de se trouver là à pareille heure et ainsi entouré.

— Il est ensorcelé ! crièrent Jean-Marie et Toinette effrayés.

  1. La camadarodona consiste à passer le pied droit par-dessus la tête de sa danseuse ; l’espardanyeta, à battre rapidement le talon contre le cou-de-pied.