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Un navire, le Queen Victoria, partait le lendemain pour la Nouvelle-Orléans. J’avais pris passage à son bord, et, quelques momens après, la terre de France n’était plus à mes yeux que comme une fumée bleuâtre confondue avec les brumes lointaines de l’horizon.

J’étais encore sous l’impression de mes tristes pensées, quand on signala l’embouchure du Mississipi. Mon cœur se serra, je l’avoue, à l’aspect de ces deux rives basses, inondées, fangeuses, entre lesquelles des eaux limoneuses écument et bouillonnent en roulant une avalanche d’arbres déracinés et d’amas de terre arrachés aux berges du fleuve géant. Ces nuées d’oiseaux tourbillonnant au milieu des vapeurs que dégage la masse des eaux, ces arbres charriés comme des brins de paille, montrant alternativement leurs puissantes racines ou leurs feuillages souillés, ces îlots entraînés par la force irrésistible du courant, tout m’offrait l’image de la désolation et du chaos. Le navire entra dans le fleuve aux rives toujours noyées et large comme une mer intérieure. À partir du petit village de la Balise, composé de quelques huttes de pêcheurs, il s’avança plus rapidement, traîné par un remorqueur. Nous approchions du terme de cette longue navigation. Déjà des traces de culture se laissaient voir : nous aperçûmes des rizières d’abord, puis des champs de cannes à sucre ; enfin, nous vîmes surgir au loin une forêt de mâts et de cordages, qui désignait l’emplacement où, protégée par sa levée contre les invasions du fleuve, s’élève et grandit chaque jour la reine du Meschacébé, la Nouvelle-Orléans.

Ceux qui ont visité la Nouvelle-Orléans savent quel aspect étrange présente à un Européen la population noire et blanche qui afflue dans ses rues ; ils savent aussi combien est singulière, à l’époque des crues du fleuve à peine contenu par la levée, la perspective de ces mille ou douze cents navires qui semblent flotter au-dessus de la ville. C’était sur cette levée que je me plaisais surtout à me promener, et, tout en pensant à la patrie absente, je passais de longues heures à contempler le cours impétueux du Mississipi. J’avais pris des renseignemens sur la direction que je devais suivre pour me rendre dans mon domaine, et je me disais que ces eaux écumantes avaient baigné peut-être les terres qui attendaient mon exploitation. En effet, ma propriété était située près d’un affluent de l’Ohio, qui lui-même verse ses eaux dans le Mississipi. On m’avait tracé d’avance mon itinéraire. Il s’agissait de remonter le Mississipi jusqu’à son embranchement avec l’Ohio, de remonter encore ce second fleuve jusqu’au village de Guyandot, puis, laissant là le bateau à vapeur, de m’enfoncer à vingt-cinq lieues dans les terres, sur la rive droite de l’Ohio. Là, entre la rivière de Guyandot, qui se jette dans le fleuve près du village du même nom, et une autre rivière nommée le Sandy-Creek, s’étendaient les deux cent cinquante hectares de forêt dont j’étais seigneur suzerain. En quel endroit précisément ?