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dans les nuits froides, où je ne restais que peu d’instans hors de la cabine. Un matin, je résolus de l’interroger, et j’appris que, Français comme moi, il avait comme moi quitté son pays après la révolution de février. Je lui rendis confidence pour confidence. — Vous avez pris le bon parti, me dit-il, le seul qui restait à prendre. — Et il commença le récit assez curieux d’une de ces existences agitées qui, en Amérique comme en Europe, cherchent à se fixer sans jamais y réussir. Mon compagnon de voyage était un de ces mille jeunes gens qui, attirés à Paris par une fausse vocation littéraire, ne tardent pas à expier leur erreur dans une lutte pénible contre la misère. Il était arrivé à la Nouvelle-Orléans avec un capital d’une trentaine de francs, son passage une fois payé, et comptait moins sur d’aussi faibles ressources que sur un roman qu’il apportait en portefeuille. Un ami, à qui il avait caché sa détresse pour ne pas décourager son zèle, lui avait heureusement trouvé un éditeur, et c’était avec le produit de la vente de son manuscrit que le romancier voyageait sur le Mississipi, à la recherche, comme moi, d’une propriété territoriale. Son livre n’ayant eu aucun succès, il avait renoncé aux aventures littéraires, et s’était résigné à acheter pour cent francs dix acres de forêts vierges ; il avait payé ses dettes d’auberge, fait emplette d’une carabine du Kentucky, d’une hache de l’Illinois, et obtenu du capitaine de notre steamer qu’on le transportât à prix réduit, sauf à ne lui accorder que la place au feu et non au couvert. Moyennant cet arrangement, chaque lieue que le romancier devenu planteur faisait vers son domaine lui coûtait à peine dix centimes de France[1].

La philosophique insouciance de mon compatriote me rendit du courage, et j’enviai presque sa joyeuse témérité. L’émigrant m’énuméra ses moyens d’exploitation. — Vingt-cinq piastres, ou cent vingt-cinq francs, comme il vous plaira, voilà tout mon capital, me dit-il. Vingt-cinq francs me suffisent à acheter en patates et en bœuf salé la provision d’une année. J’aurai bien du malheur, si à cet ordinaire de matelot je ne puis ajouter de temps à autre un quartier de cerf ou de chevreuil. Il me restera donc encore une réserve de cent francs. J’en dépenserai la moitié pour la construction d’un log-house, le reste me servira pour ensemencer les terres que ma hache défrichera. Un grain de maïs me rapportera un épi ; avec le produit d’un acre de terre, j’en achèterai dix autres, et je continuerai d’étendre ainsi les limites de mes champs jusqu’au moment où, dans mon orgueil satisfait de propriétaire, il me plaira de déposer ma hache et de dire : C’est assez. De tels projets ne sont pas des rêves dans le pays où

  1. Le centime d’Amérique est la centième partie du dollar, ou un peu plus de cinq centimes de France.