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qui constitue la vie des peuples. Tant que l’idée n’est pas revêtue, n’a pas un habit, elle n’est qu’une abstraction sans corps, une chose incapable d’action. Tant que les sociétés vivent au sein d’une grossière réalité, d’une enveloppe sans vie intérieure, elles sont sans ame et sans mouvement. Retenez bien cela, ô vous, utopistes et sacs à vent !

Cette croyance aux symboles, aux formes extérieures, pourra surprendre plus d’un esprit de notre temps. Bien que notre époque regorge de philosophies symboliques, de drames allégoriques et de poésies philosophiques, nous n’avons plus l’amour et le respect des symboles, ou, pour mieux dire, nous n’en comprenons plus le sens. On peut véritablement bien introduire le papier-monnaie ou telle autre invention semblable, ce ne serait certes pas plus singulier que telle ou telle autre chose que nous avons vue s’introniser, se discuter et se voter sous nos yeux. Dans un temps où tout est abstrait, pourquoi la valeur ne serait-elle pas abstraite, et, comme le veut M. Proudhon, pourquoi ne serait-elle pas métaphysique ? Pourquoi aurions-nous un signe représentatif, un symbole de la valeur, puisque nous n’avons plus aucun symbole d’aucune espèce, si ce n’est pourtant cette monnaie d’or et d’argent ? Ce dernier symbole subsiste encore, tandis que les institutions, royauté, clergé, aristocratie, sont dispersées par les quatre vents dans les régions du passé : il a ses raisons pour cela ; mais pourquoi le papier-monnaie ne circulerait-il pas ? Parce qu’il ne serait qu’un morceau de papier ? Mais est-ce que dans notre temps tout n’est pas papier ? La loi et la justice ne sont-elles pas sur le papier et non ailleurs ? Est-ce que, du haut de la tribune nationale, nous n’avons pas traité de hochets les symboles, quels qu’ils soient ? Notre temps a certainement la plus étrange croyance qu’il soit possible d’avoir, la croyance à l’idée abstraite en dehors de toutes les formes extérieures. Nos représentans, nos gouvernans, nos journalistes vont plus loin que Jean-Jacques, mais sont plus conséquens que lui. Ils ont pris du Contrat social tout ce qu’il est véritablement possible de prendre : le principe de l’élection, l’Être suprême, la croyance à un pacte social, à un contrat comme base du gouvernement et de la société. Seulement, par la plus étrange des inconséquences, Jean-Jacques, qui donnait le modèle de la société la plus abstraite qu’il soit possible de former, reconnaît dans l’Émile la puissance et la force des signes. Nous sommes allés plus loin que lui, comme il arrive toujours aux imitateurs. Le droit abstrait, la loi abstraite, la liberté abstraite, la constitution abstraite, la religion abstraite, gouvernent et règnent parmi nous, à la fois visibles et invisibles, visibles comme un spectre, invisibles comme une abstraction. Et ce qui est plus étrange encore, c’est que nous avons une société abstraite et une souveraineté abstraite ; nous avons une société fondée sur des chiffres, c’est-à-dire sur l’abstraction des abstractions. C’est ce qui explique pourquoi,