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montrait une gaieté bruyante. Je renonçai à contenir plus long-temps ma curiosité, et je le questionnai sur le motif de ce brusque changement d’humeur. Township me répondit en me montrant par la fenêtre des chariots qu’on chargeait, et sur sa table un livre entr’ouvert : c’était le Manuel de l’émigrant en Californie. Je me rappelai aussitôt les quelques mots que son fils m’avait dits la veille. Ce dénoûment pacifique de notre querelle s’expliquait par un accès de cette fièvre d’aventures qui, chez un vrai squatter, peut sommeiller, mais non s’éteindre. Cette fois, la fièvre avait un nom devenu proverbial dans l’Amérique du Nord depuis la, découverte de l’or de la Californie : c’était la mineral yellow fever (la fièvre jaune métallique).

Quiconque connaît à fond le caractère américain ne s’étonnera pas de l’action puissante que peut exercer sur des natures froides et calmes en apparence l’idée d’aventures à courir et d’obstacles à vaincre dans la poursuite d’un gain merveilleux. L’esprit entreprenant de l’Américain trouve dans les hasards d’une émigration lointaine des charmes inconnus à un enfant de la vieille Europe. Je remarquai pourtant que les avis de la manille de Township étaient partagés sur l’opportunité de ce voyage improvisé. La mère et la fille, assises l’une près de l’autre et les mains entrelacées, semblaient plongées dans une rêverie douloureuse, et formaient un groupe charmant air milieu de ces rudes défricheurs qui veillaient aux apprêts du départ avec une fiévreuse impatience.

Quelques heures plus tard, j’étais seul dans cette maison, que la veille encore une famille nombreuse remplissait de son activité. Mes regards erraient tristement sur le vaste et magnifique domaine dont j’étais désormais l’unique possesseur. Arrivé au terme d’un long et pénible voyage, je m’étonnais de l’indifférence où me laissait la conquête de ma propriété, et je n’osais m’avouer que mes préoccupations avaient changé de but. En passant près de moi, la jeune fille de Township m’avait dit quelques mots d’adieu qui avaient douloureusement résonné dans mon cœur. Puis, au moment où elle allait disparaître à mes yeux, du chariot où elle était assise, elle avait cueilli une branche d’érable chargée de fleurs. Une de ces fleurs avait glissé de sa main sur le sable. Était-ce un adieu, un souvenir ? Voilà ce que je me demandais en errant de la butte déserte au bois d’érable, de l’étang à la clairière, sans pouvoir échapper aux impressions confuses que me laissaient cette nuit et cette matinée si agitées. Les fleurs dont la blonde fille du squatter avait la veille orné ses cheveux jonchaient encore la prairie ; je les ramassai avec un empressement dont je me pris ensuite à sourire. Enfin la nuit vint, et je rentrai dans la cabane. Les journaux dont les merveilleuses relations m’avaient peut-être sauvé la vie, en tournant la tête au brave Township, étaient encore déployés sur la table ; je les lus avec avidité, mais je n’y trouvai pas la distraction que je cherchais,