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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/336

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leur dit qu’ils sont appelés à gouverner l’état et à construire la société, où, en un mot, toutes les libertés provoquent toutes les témérités, où toutes les ambitions tentent tous les orgueils, et vous comprendrez le rapide succès des théories socialistes dans la jeunesse et dans la bourgeoisie besogneuse et lettrée. C’est cet excès ou cette insuffisance d’instruction littéraire qui a ravi à notre génie national une qualité dont nous étions fiers à si bon droit : la netteté de l’esprit et la justesse du jugement. C’est le même vice qui diminue chaque jour parmi nous le nombre des hommes qui conservent sans fêlure le cristal de leur intelligence.

Aux effets de cette fausse instruction ajoutez l’influence de notre fractionnement social : vous vous expliquerez une des lacunes les plus funestes de notre situation morale, l’absence d’éducation politique. La science politique est la connaissance des rapports vrais qui existent entre les intérêts, les caractères, les passions, les idées, les mœurs dont se compose la vie d’un peuple. Avoir l’esprit politique et gouvernemental, c’est avoir ce coup-d’œil d’ensemble qui saisit dans leur juste mesure, dans leurs proportions exactes, au milieu du tout, les élémens divers qu’il s’agit de coordonner, les nombreuses affaires qu’il faut mener de front. Chez nous, toutes les intelligences se figent dans le moule des carrières spéciales. Avant d’être homme politique, on est négociant, manufacturier, fonctionnaire, avocat, notaire, médecin, on ne connaît qu’un horizon étroit, on est habitué à tout juger d’un point de vue particulier, on n’aperçoit jamais l’ensemble, on manque de ces connaissances générales sans lesquelles on ne peut apprécier les intérêts généraux. Avocat, médecin, artiste, on ignore la théorie et la pratique des questions économiques, on se laisse facilement duper par l’apparente symétrie logique des utopies. Industriel, on méconnaît l’importance des intérêts intellectuels et moraux. Chacun ne voit que son affaire, personne ne voit l’affaire de tous. On est dans le faux, parce qu’on est dans l’incomplet. On est partial, exclusif, injuste, parce qu’on est ignorant, et qu’en politique, comme en tout, l’ignorance divise et la science seule concilie. Ainsi s’explique la facilité avec laquelle se propagent tant d’idées fausses. De là le crédit qu’obtiennent les plus absurdes et les plus iniques accusations des partis contre les gouvernemens. La démocratie accorde l’influence politique à tous et ne donne l’éducation politique à personne. Cette contradiction a déchiré les démocraties dans tous les temps. Il y a plus de deux mille ans que Socrate disait au plus brillant des Athéniens : « Tu t’es jeté dans la politique avant de l’avoir apprise. Et tu n’es pas le seul, Alcibiade, qui soit dans cet état, il t’est commun avec la plupart de ceux qui se mêlent des affaires de la république ; je n’en excepte qu’un petit nombre, et peut-être le seul Périclès, ton tuteur. »