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le courant chassait, puis revenir sur ses pas en accompagnant l’arbre entraîné par le fleuve. Tantôt, s’allongeant le plus possible au-dessus de l’eau qu’il semblait craindre, il étendait la patte comme pour saisir une des branches restées au tronc ; tantôt, recommençant à trotter parallèlement à l’arbre, il semblait en surveiller la navigation avec la plus tendre sollicitude. Il y avait là-dessous un mystère de chasse inexplicable. Tranquille saisit brusquement mon bras.

— Il y a un homme sur l’arbre ! s’écria-t-il ; mais du diable si je devine quelque chose à tout ceci.

J’aperçus en effet distinctement un homme attaché sur le tronc flottant et ballotté par les eaux furieuses de l’Arkansas, qui semblaient à chaque instant devoir engloutir cette frêle proie dans leurs innombrables tourbillons. Je croyais rêver, et je me demandais quelle haine implacable avait pu imaginer une si atroce contre-partie du supplice de Mazeppa. Les hurlemens joyeux de l’ours me rendirent bientôt au sentiment de la réalité. Le monstrueux animal était parvenu à saisir entre ses pattes une des branches de l’arbre, et il s’efforçait d’attirer sur la grève cet étrange radeau. L’hésitation n’était plus permise, et, au moment même où l’arbre, cédant à une force plus puissante encore que celle du courant, venait chavirer sur la rive, nous fîmes feu sur l’ours, qui, atteint par nos deux balles, roula dans le fleuve et disparut au milieu des vagues écumantes. Nous n’avions plus qu’à donner nos soins au malheureux que la Providence semblait avoir envoyé sur notre route pour déjouer de ténébreux desseins. Malheureusement ces soins furent inutiles ; nous pûmes couper les liens qui enchaînaient le corps du noyé, mais non lui rendre la vie absente. Après avoir déposé le corps dans une des anfractuosités de la berge, nous dûmes reprendre à la hâte notre course d’exploration, car la chasse à l’ours nous avait fait perdre un temps précieux, et le moindre retard pouvait être fatal à ceux que nous cherchions.

Le jour était venu quand nous atteignîmes le seul gué de l’Arkansas qu’eussent pu franchir, les chariots du squatter. Là nous retrouvâmes des traces nombreuses d’hommes et de chevaux mêlées à celles des voyageurs que nous venions secourir. Après avoir examiné les empreintes laissées sur le sable, le chasseur canadien m’assura que la famille à laquelle je m’intéressais était désormais en sûreté. Il avait reconnu, mêlées aux sillons des chariots, les traces du passage d’un corps de riflemen à cheval qui, selon toute apparence, s’était joint à la petite troupe pour l’escorter jusqu’au-delà des territoires menacés par les Indiens. J’accueillis avec joie cette assurance. Notre but était atteint, et nous revînmes sur nos pas, afin de regagner le camp de la caravane, dont quelques heures de marche seulement nous séparaient.