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veillance à faire frémir. Il se hâta de fuir des gens si soigneux de leurs hôtes. Une longue odyssée pleine de péripéties redoutables l’arracha au festin des barbares. Seulement il avait laissé en route son valet de chambre, une espèce de Sancho Pança matelot nommé Toby, personnage divertissant. Le maître, qui ne doutait pas que les Taïpies n’eussent servi Toby à la broche ou frit dans des feuilles de palmier, lui donna quelques larmes et revint à Boston où il publia cette histoire.

On la prit pour un hoax du plus beau calibre ; le style, sans être pur ou élégant, avait de la vivacité et de l’entrain ; on s’étonna de voir un Américain si imaginatif et si gascon, mais on l’admira. Les Américains comprennent la plaisanterie, excepté dans ce qui touche l’honneur national ; ils l’aiment assez, et, quand elle est de haut goût, elle ne leur répugne pas. On se dit des choses fort singulières dans les chambres législatives ; certains journaux sérieux et estimés annoncent toujours la célébration des mariages dans une colonne surmontée d’une petite vignette qui représente une grande souricière, avec cette légende en caractères énormes : Souricière matrimoniale. C’était d’ailleurs une vieille coutume anglaise et puritaine, cultivée avec une dextérité remarquable par Daniel de Foë, d’attraper ainsi le public par des fictions ornées de tous les détails de la vraisemblance. On se souvenait encore de la Révélation de Mme  Leveau faite au lit de la mort, feuille que l’on criait dans les rues de Londres vers 1688, et qui déçut beaucoup de bonnes ames calvinistes dans l’intérêt de leur salut. La plaisanterie ne déplut donc à personne, et M. Hermann Melville passa pour un conteur de bourdes très amusant et très original.

Cependant une revue austère, l’Évangéliste de New-York, manifesta quelques scrupules, fit ressortir les romanesques inventions de M. Melville, le traita de mauvais plaisant et lui reprocha d’avoir parlé légèrement et calomnieusement des missionnaires de Taïti et des Marquises. Ce n’était point l’affaire du narrateur de se trouver ainsi réfuté. Il ne répondit rien : mais tout à coup, en janvier 1846, on vit paraître dans l’un des journaux d’une province très éloignée (Buffalo commercial Advertiser) une lettre du valet de chambre matelot Toby, escortée d’une note de l’éditeur qui, dit-il, a vu Toby en personne. « Son père est un bon fermier de la ville de Darien, dans le comté de Genesée. Toby habite notre ville, où il exerce la profession de peintre en bâtimens ; il affirme que les aventures racontées par Hermann Melville sont vraies dans leur ensemble et dans tout ce qui est essentiel. On n’a pas de motifs pour révoquer en doute l’assertion de Toby, qui est un fort honnête homme. » Ensuite vient la lettre de Toby lui-même « qui, dit-il, s’appelle Richard Green de son vrai nom. La marque du coup que lui a porté un des chefs sauvages de Noukahiva est encore gravée sur son front. Il désire beaucoup retrouver son maître et son compagnon