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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/621

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je fis signe au chef principal, qui se nommait Méhévi, et il comprit que nous avions besoin de manger et de dormir. Aussitôt, sur un ordre du chef, un des assistans nous apporta deux noix de coco, dégagées de leur écorce et à demi brisées, et de plus une calebasse pleine de « poïe-poïe, » espèce de bouillie ou de pâte faite avec la moelle de l’arbre à pain, et qui sert de base à la cuisine indigène ; de couleur jaune très adhérente, elle est fort semblable à de la colle à bouche à l’état liquide. Après avoir porté à nos lèvres les noix de coco et avalé d’un trait la liqueur rafraîchissante dont elles étaient remplies, nous fumes fort embarrassés de la manière dont nous devions nous y prendre pour manger le « poïe-poïe, » que je contemplais d’un long regard de convoitise. Enfin j’y plongeai ma main que je retirai chargée de cette glu visqueuse dont mes doigts étaient couverts ; la calebasse elle-même fut soulevée dans le mouvement, tant la pâte était lourde et consistante : Toby avait fait comme moi ; cette double preuve de notre gaucherie et notre ignorance des beaux usages fit éclater parmi nos hôtes un long et violent accès d’hilarité. Dès qu’il s’apaisa un peu, Méhévi nous fit signe d’être bien attentifs, et je vis qu’il allait nous donner une leçon. Plongeant l’index de sa main droite dans la calebasse et le tournant d’une manière scientifique, il le retira enduit de bouillie, lui fit décrire un second cercle dans l’air pour empêcher la pâte de se détacher, et plaçant le doigt dans sa bouche, l’en retira ensuite tout-à-fait libre et complètement net. J’essayai de l’imiter et j’y réussis assez mal. Un homme affamé n’a guère le temps d’étudier les façons du grand monde, surtout quand il se trouve dans une île de la mer du Sud ; Toby et moi nous continuâmes à égayer les insulaires de nos maladroits efforts, qui avaient fini par enduire notre figure d’une espèce de masque et qui avaient laissé des traces nombreuses sur nos vêtemens. Ce mets, si difficile à manger selon la mode indigène et dont la saveur est un peu amère, n’a cependant rien de désagréable pour un Européen. Je m’y accoutumai en peu de jours et je finis par le trouver excellent. À ce premier service succédèrent plusieurs autres plats vraiment délicieux ; notre repas se termina en buvant la liqueur de deux noix de coco d’une fraîcheur admirable. On nous passa ensuite une pipe curieusement sculptée que nous nous mîmes à fumer. Pendant le repas, les indigènes n’avaient pas cessé de nous examiner avec l’attention la plus soutenue ; les moindres détails de nos gestes et de nos mouvemens devenaient pour eux une source intarissable de commentaires. Leur étonnement fut au comble lorsque nous nous dépouillâmes de nos vêtemens saturés de pluie et par conséquent devenus très incommodes. Ils ne se rendaient pas compte de la teinte noire que six mois de navigation sous le tropique avaient imprimée à nos visages et qui contrastait avec la blancheur de nos corps. Ils en palpaient toutes les parties, à peu près comme un marchand de soieries palpe une étoffe qui lui semble belle ; leurs vives exclamations causées par une peau blanche, des chairs européennes, des muscles élastiques et d’un tissu moins dur et moins coriace que l’est ordinairement l’épiderme polynésien, ne laissaient pas que de nous étonner. »

M. Melville apprit plus tard que ces insulaires, au milieu de leur primitive et charmante innocence, ont de singuliers goûts, et que la touchante simplicité de leurs penchans admet en général, malgré