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ces espérances, renverser ce bonheur modeste. « Le plaisir chez le pauvre est de courte durée. » Alari n’a point encore regagné ses forces, et il reçoit l’ordre de reprendre aussitôt son travail, s’il ne veut pas qu’il lui soit enlevé. « Je suis guéri ! s’écrie-t-il en se relevant par un mouvement spontané ; » mais, trop faible, il retombe pâle, abattu, sous le poids de la menace qui lui est faite, accablé par le sentiment de son impuissance. Il lui faudrait encore à peine quelques jours de repos, — une semaine ! Le spectre de la misère se relève déjà au sein de la pauvre famille désespérée et muette, quand tout à coup Abel, l’œil en feu, s’échappe ; le courage illumine sa figure et la fait rayonner ; « la force bout dans ses petits bras, » selon l’expression du poète, et lorsqu’il rentre, il s’approche de son père, le rassure d’un regard souriant, et lui dit que cette semaine de repos dont il a besoin encore, il l’aura, — qu’un ami s’est chargé de son travail et tiendra sa place. « Sauvé par un ami !… Il y a donc encore des amis ! s’écrie amèrement l’auteur. Hélas ! il y a de bons fils,… des amis peut-être plus ! » C’est Abel qui, malgré sa jeunesse, est allé s’offrir à la place de son père, et chaque jour il va au travail, pétrit le mortier, escalade les échafaudages, remue hardiment la pierre, tandis qu’Alari le croit occupé aux écritures du percepteur. Abel ne néglige rien d’ailleurs pour cacher à son père sa pieuse ruse ; sa mère seule la sait, et « d’un clin d’œil il répond au clin d’œil de sa mère. » La ruse ne se décèle, le voile ne se déchire aux yeux du père que par un coup terrible, par la mort d’Abel, qui tombe du haut de la maison à laquelle il travaille, et une triste fatalité amène Alari sur le lieu même où son fils s’éteint dans l’agonie. Abel a à peine le temps de le reconnaître. « il penche sa tête vers lui ; pendant un demi-quart d’heure il tient sa main dans ses mains, et il lui sourit en mourant ! » Il n’a pu jusqu’au bout achever sa semaine, interrompue par la mort. — Ce sourire, qui clôt le poème, n’apparaît-il pas comme une pure révélation de la volupté secrète que laisse dans l’ame d’Abel le sentiment d’un devoir accompli sans regret et sans faste ? C’est le rayon calme et doux qui décore un dévouement naïf poussé sans effort jusqu’à la plus extrême limite. Ici, comme ailleurs, dans ce dernier élan de mansuétude charmante, éclate l’élévation de la pensée de l’auteur, la pureté de son inspiration. Et pourtant, on le conçoit, la tentation était facile pour un esprit vulgaire. Le poète pouvait aisément céder à l’attrait de l’actualité en remuant des passions contemporaines, en éclairant de quelque sinistre flamme de haine la dernière heure de la jeune victime du travail. Jasmin a préféré ne songer qu’à la transfiguration même du dévouement dans un ineffable sourire ; il a mieux aimé être simple, émouvant et vrai dans ce petit drame dont je n’ai pu donner que le squelette sans vie et sans couleur.