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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/791

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faire sa connaissance. Je l’avais aperçu deux ou trois fois dans les salons d’un restaurateur français, nommé Gérard, alors fort en vogue à Hambourg, chez lequel je m’étais trouvé à table assez près de lui, et ce que j’avais pu saisir au vol de cette conversation prodigieuse, de cet esprit rapide et brillant, qui rayonnait en tout sens et s’échappait en continuels éclairs, m’avait jeté dans une sorte d’enivrement fiévreux, dont je ne pouvais revenir. Je ne voyais que Rivarol, je ne pensais, je ne rêvais qu’à Rivarol : c’était une vraie frénésie qui m’ôtait jusqu’au sommeil.

« Six semaines se passèrent ainsi. Après avoir fait bien des tentatives inutiles pour pénétrer jusqu’à mon idole, un de mes meilleurs amis arriva fort à propos d’Osnabruck à Hambourg, pour me tirer de cet état violent, qui, s’il eût duré, m’eût rendu fou. C’était le marquis de La Tresne, homme d’esprit et de talent, traducteur habile de Virgile et de Klopstock[1] ; il était lié avec Rivarol : il voulut bien se charger de me présenter au grand homme, et me servir d’introducteur auprès de ce roi de la conversation. Nous prenons jour, et nous nous mettons en route pour aller trouver Rivarol, qui alors habitait à Ham, village à une demi-lieue de Hambourg, dans une maison de campagne fort agréable. C’était le 5 septembre 1795, jour que je n’oublierai jamais. Il faisait un temps superbe, calme et chaud, et tout disposait l’ame aux idées les plus exaltées, aux émotions les plus vives et les plus passionnées. Je ne puis dire quelles sensations j’éprouvai quand je mm trouvai à la porte de la maison : j’étais ému, tremblant, palpitant, comme si j’allais me trouver en présence d’une maîtresse adorée et redoutée. Mille sentimens confus m’oppressaient à la fois : le désir violent d’entendre Rivarol, de m’enivrer de sa parole, la crainte de me trouver en butte à quelques-unes de ces épigrammes qu’il lançait si bien et si volontiers, la peur de ne pas répondre à la bonne opinion que quelques personnes avaient cherché à lui donner de moi, tout m’agitait, me bouleversait, me jetait dans un trouble inexprimable. J’éprouvais au plus haut degré cette fascination de la crainte, quand enfin la porte s’ouvrit. On nous introduisit auprès de Rivarol, qui, en ce moment, était à table avec quelques amis. Il nous reçut avec une affabilité, caressante, mêlée toutefois d’une assez forte teinte de cette fatuité de bon ton qui distinguait alors les hommes du grand monde (Rivarol, comme on sait, avait la prétention d’être un homme de qualité). Toutefois il me mit bientôt à mon aise en me disant un mot aimable sur mon ode à Klopstock, que j’avais fait paraître depuis peu. « J’ai lu votre ode, me dit-il, elle est bien : il y a de la verve, « du mouvement, de l’élan. Il y a bien encore quelques juvenilia, quelques images vagues, quelques expressions ternes, communes ou peu poétiques ; mais d’un trait de plume il est aisé de faire disparaître ces taches-là. J’espère que nous ferons quelque chose de vous : venez me voir, nous mettrons votre a esprit en serre chaude, et tout ira bien. Pour commencer, nous allons faire aujourd’hui une débauche de poésie. »

Il commença en effet, et se lança dans un de ces monologues où il était vraiment prodigieux. Le fond de son thème était celui-ci : Le poète n’est qu’un

  1. On trouve des fragmens de la traduction en vers de l’Énéide par M. de La Tresne dans le Mercure du 16 germinal an IX et dans d’autres numéros de ces années. Ses amis disaient de lui : « Il explique Virgile comme un bon professeur, et il l’entend comme un homme de goût. »