Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De Sijean à Salces, le premier village du Roussillon, on se croirait en Palestine. On n’aperçoit à l’ouest que roches pelées ; le sol de la plaine est grillé, et les torrens n’y laissent, après l’orage, d’autres traces que de longs méandres de cailloux roulés. Ces lieux désolés par la sécheresse devraient au moins être exempts de l’insalubrité des pays humides ; mais, vicié par les exhalaisons de l’étang de Leucate, l’air n’y vaut pas mieux que le sol.

Les montagnes des Corbières laissent à peine à la route, le long de l’étang, un passage qui fut long-temps les Thermopyles du Roussillon. Dès le XIVe siècle, les rois d’Aragon y construisaient, comme une borne entre leurs états et la France, un château massif que Charles Quint compléta quand il vit le Roussillon menacé par François Ier, et qui ne sert plus aujourd’hui que de magasin militaire. Cet étroit passage a retenti des pas d’Annibal, de Pompée, de César, de Charlemagne. Il a vu défiler les Cimbres, les Goths, lorsqu’ils se ruaient sur l’Espagne, les Arabes, lorsqu’ils allaient se faire exterminer à Poitiers. Dans les temps modernes, il a été le théâtre de bien des luttes sanglantes Nous avons assiégé le château de Salces en 1438, en 1496, en 1503, en 1639. À l’avant-dernier de ces sièges, nos soldats apprirent à leurs dépens les effets de la mine. L’ingénieur espagnol Ramirez ; qui avait vu Pierre de Navarre prendre par ce moyen le château de l’Œuf aux Napolitains, établit un fourneau sous une courtine qu’il nous laissa emporter, et l’explosion fit périr quatre cents hommes qui se croyaient vainqueurs. En 1639, la prise de Salces fut le coup d’essai du grand Condé, alors âgé de seize ans.

L’insalubrité de ces lieux est telle que, pendant l’automne, la garnison de Perpignan est obligée de relever deux fois par semaine la garde qu’elle fournit au fort. La fièvre, qui est citoyenne de Salces à plus juste titre encore qu’elle ne l’était de Rome dès le temps de Cicéron[1], n’en a point rebuté les habitans, et les conquêtes de terrain qu’ils font, depuis une trentaine d’années, sur le domaine de l’étang, les attachent à leur berceau en raison de ce qu’elles coûtent plutôt que de ce qu’elles valent. S’il fallait satisfaire à tous les intérêts de la salubrité et de la navigation, elles s’étendraient beaucoup au-delà de ce que comportent les ressources locales. Une dérivation de l’Agly, à défaut de l’Agly tout entier, remblaierait promptement, avec les dépôts des eaux troubles, la zone marécageuse dont les exhalaisons sont les plus infectes. Quant aux parties profondes de l’étang, le comblement en serait sans objet, car la couche d’eau qui les recouvre ne dégage point de vapeurs malfaisantes, et l’exploitation de la pêche, qui n’exige aucune immobilisation

  1. Romae febrem aiunt esse civem. (Ad Att.)