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acte de trahison envers l’Allemagne. » À ces mots, prononcés avec un dédain superbe, avec une dignité formidable, un tonnerre d’applaudissemens éclate. M. Arnold Ruge, ébranlé un instant, continue d’exposer sa philosophie ; mais le triste orateur ne peut plus compter sur cette curiosité naïve qui le faisait écouter : on connaît trop bien désormais le dernier mot de la science hégélienne.

Cette discussion fut d’autant plus fatale à M. Ruge, qu’une partie de la gauche l’abandonna et se déclara avec fureur contre les Polonais. Ce fut l’un des membres de la montagne, ce fut M. Jordan (de Berlin) qui infligea à cette malheureuse nation le plus cruel et le plus insolent des réquisitoires. M. le prince Lichnowsky avait attaqué vigoureusement les Polonais. « La Pologne ! s’était écrié le brillant orateur, qui n’a de sympathies pour elle ? Nous avons grandi en l’aimant et en pleurant sur ses malheurs. Comment donc se fait-il que ces sympathies soient devenues aujourd’hui la propriété exclusive de certains hommes ? — Parce que la Pologne, depuis dix ans, a fourni des soldats à toutes les émeutes, des chefs à toutes les barricades, des démagogues à toutes les révolutions ! » Rien de plus naturel que cet argument dans la bouche du prince Lichnowsky ; mais M. Jordan (de Berlin) sera bien plus dur et plus terrible. Il combattra par tous les moyens la reconstitution de la Pologne ; il la montrera abattue, décomposée, morte et incapable de se régénérer jamais. « Les peuples ne ressuscitent pas, s’écrie l’impitoyable orateur ; vouloir les ressusciter, c’est la chimère d’un esprit qui rêve, et, si une fois vous mettez la main à l’œuvre, autant vaudrait rouler éternellement le rocher de Sisyphe, qui éternellement retombera sur vous. La prudence, dit-on, la justice, l’humanité, nous conseillent de rétablir la Pologne. Quelle prudence, vraiment, de reconstituer un peuple animé contre nous d’inflexibles rancunes, et qui lui-même sera absorbé tôt ou tard par le plus redoutable et le plus détesté de nos ennemis, par la puissance russe ! Que parle-t-on de justice ! continue M. Jordan ; le seul droit en ces matières, c’est le droit du plus fort. Nous avons conquis la Pologne, nous garderons notre conquête. Aussi bien, ce n’est pas tant une conquête de l’épée qu’une victoire de la civilisation. Qu’on cesse donc d’invoquer l’humanité ! en nous emparant de la Pologne, nous affranchissons une terre barbare. » Ce discours produisit un effet terrible ; le fiévreux patriotisme des Allemands ne s’était jamais emporté avec une passion plus sauvage. Il est facile d’y reconnaître l’effet des prédications de M. Arnold Ruge. M. Vogt eut beau combattre M. Jordan, il ne fit que donner une force nouvelle à ses paroles ; entre les sophismes éhontés de la jeune école hégélienne et le patriotisme, si insensé qu’il fût, l’assemblée ne pouvait rester indécise. À la séance suivante, un Polonais, M. Janiczewsky, essaya de plaider la cause de sa malheureuse