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tesse, elle le revit planté droit devant la porte, la figure à demi cachée par un collet de fourrures, mais ses yeux noirs étincelaient sous son chapeau. Lisabeta eut peur sans trop savoir pourquoi, et s’assit en tremblant dans la voiture.

De retour à la maison, elle courut à la fenêtre avec un battement de cœur ; l’officier était à sa place habituelle, fixant sur elle un regard ardent. Aussitôt elle se retira, mais brûlante de curiosité et en proie à un sentiment étrange qu’elle éprouvait pour la première fois. Depuis lors il ne se passa pas de jours que le jeune ingénieur ne vînt rôder sous sa fenêtre. Bientôt, entre elle et lui, s’établit une connaissance muette. Assise à son métier, elle avait le sentiment de sa présence ; elle relevait la tête, et chaque jour le regardait plus long-temps. Le jeune homme semblait plein de reconnaissance pour cette innocente faveur ; elle voyait, avec ce regard profond et rapide de la jeunesse, qu’une vive rougeur couvrait les joues pâles de l’officier, chaque fois que leurs yeux se rencontraient. Au bout d’une semaine, elle se prit à lui sourire.

Lorsque Tomski demanda à sa grand’mère la permission de lui présenter un de ses amis, le cœur de la pauvre fille battit bien fort, et, lorsqu’elle sut que Naroumof était dans les gardes à cheval, elle se repentit cruellement d’avoir compromis son secret en le livrant à un étourdi.

Hermann était le fils d’un Allemand établi en Russie qui lui avait laissé un petit capital. Fermement résolu à conserver son indépendance, il s’était fait une loi de ne pas toucher à ses revenus, vivait de sa solde et ne se passait pas la moindre fantaisie. Il était peu communicatif, ambitieux, et sa réserve fournissait rarement à ses camarades l’occasion de s’amuser à ses dépens. Sous un calme d’emprunt, il cachait des passions violentes, une imagination désordonnée, mais il était toujours maître de lui et avait su se préserver des égaremens ordinaires de la jeunesse. Ainsi, né joueur, jamais il n’avait touché une carte, parce qu’il comprenait que sa position ne lui permettait pas (il le disait lui-même) de sacrifier le nécessaire dans l’espérance d’acquérir le superflu, et cependant il passait des nuits entières devant un tapis vert, suivant avec une anxiété fébrile les chances rapides du jeu.

L’anecdote des trois cartes du comte de Saint-Germain avait fortement frappé son imagination, et toute la nuit il ne fit qu’y penser. — Si pourtant, se disait-il le lendemain soir, en se promenant par les rues de Pétersbourg, si la vieille comtesse me confiait son secret ! si elle voulait seulement me dire trois cartes gagnantes !… Il faut que je me fasse présenter, que je gagne sa confiance, que je lui fasse la cour… Oui, et elle a quatre-vingt-sept ans. Elle peut mourir cette semaine, demain peut-être… D’ailleurs, cette histoire… y a-t-il un mot de vrai