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LE LENDEMAIN DE LA VICTOIRE

paraîtra un monsieur habillé de neuf qui te priera poliment de chanter le chant du départ. Ce ne sera pas le ministre, ce sera un de ses secrétaires, quelque galopin qui n’a pas de semelles aujourd’hui, et qui s’appliquera des bottes vernies demain, pendant que nous serons à l’hôpital.

SIMPLET.

Tu me fais rager. Si c’était vrai ce que tu dis…

GRIFFARD.

J’ai passé par là, mon cher. Dans la première huitaine, c’est le ministre qui vous reçoit : il vous renvoie avec des poignées de main. La seconde, c’est le secrétaire ; il vous renvoie avec des complimens. La troisième, c’est le portier ; il vous renvoie avec des injures. La quatrième fois, tu rencontres la garde bourgeoise et les mouchards. Ceux-ci te posent au dépôt, et tu ne reviens plus. Voilà la fraternité. C’est moi qui te le dis. J’en ai fait du dépôt, et de la prévention, et du reste, depuis vingt ans que je travaille pour la vraie religion de Jésus-Christ ! Va, prolétaire, bats-toi, fais-toi couper en morceaux, meurs ! Tant que tu vivras, tu seras exploité.

SIMPLET.

Mille million de milliasses de nom d’un nom !… ({Il tourmente son fusil.) Mais je veux croire que nous allons marcher cette fois-ci, et que le peuple arrivera enfin au bonheur…

GRIFFARD.

Alors, tape dur et ne te mets pas sur le pied d’entendre raison. Tu n’as pas d’expérience ; moi j’en ai, et je vois déjà qu’on enfile le vieux chemin. Voilà Rheto qui nous commande ici. Qu’est-ce que c’est ? Un bourgeois. Ça a des mains blanches, ça porte un gilet de flanelle sous son habit doublé de soie, et ça se donne un genre de vous défendre de boire. Il faut de la discipline, disent-ils. Toujours la même rengaine. Merci, j’en ai assez, et je fais des révolutions parce que je n’en veux plus, de leur discipline. Pourquoi donc que le peuple ne boirait pas un coup, lorsqu’il a travaillé ? Ils se gêneront, eux, pour décoiffer une bouteille. Mais non, ce qui est là-dedans est trop bon pour nous, c’est du vin de maître : il faut le réserver pour la table de ces messieurs. Voilà le motif. C’est moi qui te le dis.

SIMPLET.

Du vin de maître, je n’en ai pas bu souvent.

GRIFFARD.

Étais-tu aux caves du palais ducal en 48 ?

SIMPLET.

Non.

GRIFFARD.

Alors tu ne sais pas ce que c’est que du vin. Ces liquides d’aristos ressemblent à ce que nous buvons comme une dame de comptoir à une balayeuse.

SIMPLET.

Tu t’en es repassé ?

GRIFFARD.

Un peu. Ils disent qu’on se pocherait… Et quand bien même ? Mais non. Tu bois, tu bois ; ça ne fait que réjouir et donner des idées. Des vins à dix francs,