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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/512

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REVUE DES DEUX MONDES.

froissemens sur la jeune et innocente victime. Il est difficile d’exposer avec plus de vérité et de sentiment la formation d’un caractère sous l’action du milieu qu’il traverse. Voici un de ces cruels épisodes. Le petit Gédéon ne trouve de la compassion et des encouragemens qu’auprès d’une sœur de Calantha, Lucilla ; mais cette protection ne fait d’abord qu’augmenter les divisions de la famille et qu’attirer à Gédéon des persécutions nouvelles.


« C’est une noire et froide soirée de novembre. Tous les fils et toutes les filles mariées de la famille, avec leurs enfans, sont réunis à Mordaunt-Hall pour l’anniversaire du mariage de M. et Mme Mordaunt. Le grand salon est joyeusement éclairé. Deux énormes candélabres remplis de bougies réfléchissent leurs clartés dans d’immenses miroirs richement encadrés, qui descendent du plafond an parquet. Un grand feu de bois brûle dans la cheminée et fait scintiller ses reflets sur les cuivres du garde-feu et des chenets. Sur la cheminée de marbre blanc s’élève une autre glace enfermée dans un cadre magnifiquement sculpté, avec des girandoles. Le meuble du salon est en velours vert et or. Des chaises, des sofas, des fauteuils, des bergères, sont rangés en cercle autour du feu et occupés par tous les membres rassemblés de l’heureuse et élégante famille.

« Toutes ces belles personnes et tous ces enfans font un bruit de voix jouissant, au milieu duquel M. Mordaunt, avec sa grande mine de gentleman, Mme Mordaunt, avec sa large et bienveillante figure de matrone, savourent la douceur et l’orgueil de cette fête domestique. Calantha, reposant sur une chaise longue, suit de son doux regard la petite scène qui se passe près d’elle.

« M. Chandos, le mari de Lucilla, est assis avec un enfant sur ses genoux, et M. Ernest Mordaunt, une charmante jeune femme, se penche vers lui tandis que son mari est assis à ses pieds sur un tabouret. Ils sont tous occupés avec l’enfant, une petite fille.

« M. Chandos est pâle, très pâle, et sa belle physionomie, quoique calme et reposée, est doucement voilée d’une ombre de mélancolie. On ne peut rien concevoir de plus raffiné, de plus élégant que son air. Il a un beau teint et l’œil bleu. Ses cheveux sont légèrement poudrés ; cette mode n’était point encore passée dans ce temps-là. Il était vêtu plus simplement que les autres, mais avec un parfum de distinction que les autres n’avaient point. Il tient la petite fille sur ses genoux, sa propre fille, son unique enfant.

« La jeune dame, la femme d’Ernest, presse la petite créature de chanter, et elle, avec la timidité la plus gentille et la moins affectée, croisant ses charmantes petites jambes, que laissaient voir sa robe blanche et courte, ses petits bas et ses souliers en miniature, tenant la main de son père dans ses doigts troués de fossettes, elle dit : « Non, je ne peux pas ; » puis tourne sa figure pleine d’innocence enfantine et de beauté vers son père, et agite sa petite tête en répétant : « Non, non, je ne peux pas. »

« — Allons, chère Kitty, ne dites pas que vous ne pouvez pas.

« — Chantez, Kitty, quand on vous le demande, dit M. Chandos ; mais l’ordre est donné d’une voix si tendre, si aimante !

« Elle penche de côté sa jolie tête, met un doigt sur sa lèvre, et semble rêver un moment. Puis elle part, sans autre prélude comme un petit oiseau.