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En quittant la montagne du Lion, je voulais voir d’autres lieux non moins célèbres dans les fastes de la formidable journée ; je pris le chemin de la Haye-Sainte et du château d’Hougoumont, qui ne sont ni l’un ni l’autre fort éloignés de là En 1815, la ferme et le château étaient liés et entourés par un petit bois qui n’existe plus. Ce terrain, assez vaste, a été défriché, et l’on y a semé du blé, de l’avoine et du lin. En regardant ces jolis champs couverts d’une végétation luxuriante, j’avais besoin de l’affirmation de mes lectures pour me persuader que cet espace qui va du château à la ferme, a été l’endroit de la terre où il est mort le plus d’hommes Là, pendant plus de quatre heures, les boulets et les balles tuèrent sans relâche et à bout portant des Français et des Anglais ; ensuite, pour couronner la fête, l’incendie consuma le château et les blessés anglais et français, les vainqueurs et les vaincus périrent dans les flammes. Il plut là-dessus ; dans l’après-midi, on ne voyait plus qu’une fumée noire au ciel, une tache sanglante sur la terre, et la charpente osseuse du château, s’élevant entre ces deux points comme un grand squelette. La Haye-Sainte a été réparée et probablement plusieurs fois depuis 1815. C’est une ferme dans toute la simplicité du mot, et une ferme qu’il ne faudrait pas comparer aux nôtres, si riches en dépendances. Quand j’y pénétrai, des canards nageaient avec bonheur dans une mare, un enfant blond tout nu agaçait un gros chien noir avec une baguette d’osier. Ma présence dans cette habitation solitaire éveilla l’attention du chien. Il se mit à aboyer ; ses cris attirèrent à la fois un valet sur le seuil de la porte de l’écurie, une jeune femme qui se montra à celle de la laiterie dans un encadrement de feuillage, et, sous la voûte d’un hangar, un homme fort âgé, avec un bonnet de coton sur la tête, une pipe à la bouche, et aiguisant une faux avec une pierre. Après les saluts d’usage, je dis d’abord au valet d’écurie :

— Mon brave homme, ceci est bien la ferme de la Haye-Sainte ?

— Oui, monsieur.

— C’est ici qu’on s’est battu ?

— Oui, l’an dernier, pour la kermesse.

— Je vous parle de Waterloo.

— Waterloo est là-bas, là-bas…

— Je le sais, mais je vous parle de la bataille.

— L’an dernier pour la kermesse ?

— De la bataille de Waterloo !

— Après Mont-Saint-Jean, vous trouverez Waterloo.

Voyant que je ne le comprenais pas, et renonçant à se faire comprendre d’un être aussi peu intelligent que moi, le valet m’indiqua la jeune femme arrêtée près de la laiterie. Je m’approchai d’elle.

— Madame, quoique vous ne fussiez pas encore née à l’époque de la