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SACS ET PARCHEMINS.

M. Levrault sentait bien que les honneurs et les dignités ne viendraient pas le trouver dans son entre-sol de la rue des Bourdonnais. Il avait déjà tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa fille fût sortie de pension pour commencer une vie nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il comptait sur les inspirations de Mlle Laure Levrault, qui répondit dignement à ses espérances.

Mlle Laure Levrault avait été élevée dans un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris. Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût épanouie simplement dans la modestie de sa condition. Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne heure son parfum et sa grâce native ; comme un moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait appris avant toutes choses à souffrir de son origine. Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes compagnes ne lui ménageaient guère, avaient achevé d’irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes. Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces petites pécores qui se faisaient un jeu de l’humilier, elle avait pris en haine sourde et profonde la boutique où elle était née, la rue des Bourdonnais tout entière, et jusqu’à ce nom de Levrault qui l’exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom funeste, presque toujours prononcé avec affectation, retentissait dans les salles d’étude ou dans les cours de récréation, elle tressaillait douloureusement et se sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une robe de drap. La petite de B… lui dit : — Voici une robe qui ne te coûte que la façon. — Et toutes de rire, excepté Laure, qui dévorait ses pleurs. Un autre jour, on lui demanda si un de ses aïeux n’était pas au camp du drap d’or. À quelque temps de là, Mlle de R… et Mlle de C…, déjà versées dans l’art héraldique, s’avisèrent de lui composer un blason. C’étaient des armes parlantes : un champ de sinople avec un mètre d’or mis en bande, accosté de deux lièvres courans d’argent. Laure en fit une maladie. C’est ainsi qu’à tout propos, en toute occasion, on envenimait, on élargissait ses blessures. Je laisse à penser quelles sympathies mystérieuses, quelles secrètes intelligences une si belle éducation promettait d’établir entre M. Levrault et sa fille ; on juge si ces deux vanités, une fois en présence, durent s’entendre et se prêter un mutuel appui.

Mlle Levrault était à dix-huit ans ce qu’on est convenu d’appeler une jolie personne : blanche et rose, de beaux cheveux bruns, les yeux bien fendus, le front pur, la taille élégante, dans l’ensemble je ne sais quoi d’un peu commun, la tache originelle, l’estampille du magasin, qu’on eût à peine remarqué, sans les prétentions qui s’efforçaient de le dissimuler. C’était, au moral, un caractère positif, une imagination rassise,