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turel. Il ne lui restait plus qu’à se dépouiller de ce nom de Levrault, qui était pour elle ce qu’était pour la princesse du conte de Perrault l’horrible peau d’âne qui la couvrait de la tête aux pieds. Les indiscrétions de maître Jolibois avaient produit l’effet que le rusé compère en attendait sans doute. Si le récit de la présentation du vicomte à la cour avait enflammé les espérances de M. Levrault, l’histoire de Fernande et de Gaspard n’avait pas agi d’une façon moins efficace sur l’imagination de sa fille. Non que cette imagination fût tournée vers les grands sentimens : depuis long-temps la vanité lui avait coupé les deux ailes. Les chastes amours de ces deux enfans si brusquement séparés par la mort, la fin si lamentable de Mlle de Chanteplure s’abîmant dans les flots comme la jeune Tarentine, avaient médiocrement touché le cœur de Laure ; mais la fidélité obstinée du vicomte de Montflanquin la piquait au jeu. Rendre Gaspard infidèle et parjure lui paraissait une tâche digne de son ambition, et prêtait un nouvel attrait au lion léopardé de sable, à la queue fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d’azur à trois besans d’or. Les voies ainsi préparées, le vicomte n’avait qu’à se montrer ; il prenait pour devise les trois mots de César.

Toute l’après-midi se passa dans l’attente. Les heures s’écoulaient, le vicomte n’arrivait pas. Laure avait changé trois fois de toilette. M. Levrault, en costume de gentilhomme campagnard, allait du perron à la grille, de la grille au perron, et, comme ma sœur Anne, ne voyait rien venir. De temps en temps, il se renfermait dans sa chambre, se regardait marcher devant une glace et trouvait qu’il avait bon air. Il parlait à ses gens, et s’exerçait à prendre l’attitude et le ton du commandement. Cependant le soleil baissait à l’horizon ; le vicomte n’avait pas paru. M. Levrault, qui commençait à trouver le procédé un peu leste, ne se gêna pas, après dîner, pour dire sa pensée tout entière. Il faut qu’on sache que M. Levrault avait été, pendant les dernières années de la restauration, un des libéraux les plus distingués de tout le quartier Saint-Denis. Il avait passé dix ans de sa vie à déblatérer dans sa boutique contre tous les grands noms du royaume. Ses opinions s’étaient singulièrement modifiées depuis ; mais, à son insu peut-être, il lui restait encore au fond du cœur un vieux levain de haine contre l’ancienne noblesse. Tout en la recherchant par calcul et par vanité, secrètement et malgré lui-même il la détestait par habitude, et ne prisait sincèrement que la noblesse dont les titres ne remontaient pas au-delà de 1830. À ses yeux, la dignité, le bonheur et la gloire de la France dataient de l’époque où il avait fait fortune. Irrité par tout un jour de vaine attente, bien décidé à ne pas se laisser marcher sur le pied, à tenir haut et ferme la bannière de la nouvelle aristocratie, dont il se considérait comme un des représentans, M. Levrault exhala librement son humeur : il n’avait pas failli attendre, il avait attendu. Il convenait