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SOUVENIRS DE LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.

l’on s’établit à Bouffarik. L’endroit lui plut, elle était lasse de suivre ces colonnes infatigables ; alors la bohémienne prit une maison, et son cabaret ne tarda pas à être en grande renommée, si bien qu’au bout de quelques années elle avait terres, hôtel et café splendides. Le lieu était orné de peintures, de marbres, de glaces, et surtout de très belles gravures d’après les tableaux d’Horace Vernet. Ces gravures avaient été placées là par la main même du célèbre artiste. Un jour en effet, comme il se mourait de soif, Horace Vernet s’arrêta chez la mère Gaspard. On lui offrit à boire et aussi des prairies à acheter. Il but et il acheta les prairies ; mais, tout en signant le marché, il s’aperçut que les murs étaient couverts de mauvaises lithographies d’après ses tableaux. Aussitôt, en bon voisin, il promit d’envoyer les gravures, et, comme il l’a dit, il l’a fait. La mère Gaspard, toute fière, ne manque jamais de vous raconter cette grande histoire : n’est-ce pas une vanité de bohémienne ? C’est possible ; mais, à Bouffarik même, on me l’a racontée, et moi, à mon tour, je la répète.

On ne peut, hélas ! s’arrêter toujours au cabaret de la mère Gaspard, et nous nous étions remis en route pour Blidah. Avant d’arriver à Beni-Mered, nous vîmes la colonne élevée au sergent Blandan et à ses braves compagnons. Le 11 avril 1840, la correspondance d’Alger partit de Bouffarik, sous l’escorte d’un brigadier et de quatre chasseurs d’Afrique. Le sergent Blandan et quinze hommes d’infanterie rejoignant leurs corps faisaient route avec eux. Ils cheminaient tranquillement, sans avoir aperçu un Arabe, quand tout à coup, du ravin qui précède Beni-Mered, quatre cents cavaliers s’élancèrent sur la petite troupe. Le chef courut au sergent et lui cria de se rendre. Un coup de fusil fut sa réponse, et, se formant en carré, nos soldats firent tête à l’ennemi. Les balles les couchaient à terre un à un, les survivans se serraient sans perdre courage. — Défendez-vous jusqu’à la mort ! s’écria le sergent en recevant un coup de feu ; face à l’ennemi ! — et il tomba aux pieds de ses compagnons. De vingt-deux hommes, il en restait cinq, couvrant de leurs corps le dépôt qui leur était confié, quand un bruit de chevaux, lancés au grand galop, ranima leur ardeur. Bientôt, d’une nuée de poussière, sortirent des cavaliers, qui, se précipitant sur les Arabes, les mirent en fuite : c’étaient Joseph de Breteuil et ses spahis. À Bouffarik, il faisait conduire les chevaux à l’abreuvoir, lorsqu’on entendit la fusillade. Aussitôt, ne laissant à ses hommes que le temps de prendre leur sabre, M. de Breteuil partit à fond de train, suivi de ses spahis montés au hasard. Le premier, il se jeta dans la bagarre, et, grace à sa rapide énergie, il put sauver ces martyrs de l’honneur militaire. Aussi le sauveur fut-il compris dans la récompense glorieuse ; la même ordonnance du roi nomma membres de la Légion-d’Honneur M. de Breteuil et les cinq compagnons de Blandan.