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fallait traverser un pays d’une difficulté extrême, en butte aux attaques de toutes les forces d’Abd-el-Kader, dont la puissance venait à peine alors d’être ébranlée. Le général n’hésita pas. Plus la mission était périlleuse, plus le succès serait glorieux. S’il succombait, il pourrait au moins se rendre le témoignage de n’avoir point reculé devant un devoir. Il partit donc avec cette poignée d’hommes, parvint, en annonçant partout un ravitaillement sur Médéah, à dérober une marche à l’ennemi ; puis, se faisant jour à travers ces multitudes, arriva à temps sauver le peu qui restait de la malheureuse garnison.

Tous ces événemens étaient déjà loin de nous quand nous arrivâmes à Milianah, et en 1843 cinq mille hommes de belles et bonnes troupes attendaient dans cette ville les ordres du général Changarnier. Depuis son arrivée, le général passait ses journées dans une activité continuelle. Les conférences avec les chefs de service, les dépêches à écrire, et surtout les renseignemens à prendre sur le difficile pays où nous devions opérer, ne lui laissaient pas un instant. Tous les jours, l’agha des Ben-Menacers, Ben-Tifour, venait avec des hommes de la tribu chez le général, et là, pendant des heures entières, à force de questions, en demandant les mêmes renseignemens dix fois de suite et à dix individus différens, le chef de la province arrivait à se former des notions exactes sur le pays, les marches, l’eau, les bivouacs. Cela dura ainsi toute une semaine. Pendant ce temps, renseignemens et nouvelles s’échangeaient au moyen d’espions avec Cherchell. Certaines de ces lettres furent payées jusqu’à 500 francs, car les porteurs jouaient leur vie. Enfin, après de mûres réflexions, le plan du général fut arrêté, il fut écrit, et les ordres furent donnés avec cette netteté, cette précision qui ne laisse jamais un doute, une équivoque. C’était là en effet un des traits du caractère du général Changarnier. L’obéissance avec lui était toujours facile, car le devoir n’était jamais incertain.

Tandis que les officiers du général passaient les nuits et les jours au travail, nous nous étions installés dans une chambre du palais de Milianah. Le palais se composait de trois pièces ; l’une était réservée au général, l’autre était notre salle à manger ; dans la troisième chambre, nous bivouaquions pêle-mêle en compagnie des rats et des souris. Le jour, nous allions au cercle des officiers, charmant pavillon construit au milieu d’un jardin. L’eau, en courant à travers les plates-bandes, répandait partout la fraîcheur sous ces grands ombrages. C’est la chambre commune d’une garnison qui n’en a pas. À côté du cercle est le café, tout auprès une bibliothèque où l’on trouve de bons et sérieux ouvrages. L’établissement est surveillé par un conseil d’administration que le commandant supérieur préside lui-même. Ainsi, dans les villes d’Afrique comme à bord d’un navire, tout est préparé pour faire diversion aux ennuis d’une longue solitude. Le soir parfois nous allions