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directeur de théâtre se précipita sur ce précieux objet, et le couvrit de baisers ; plus il se mit en devoir de le cacher dans son sein, c’est-à-dire entre un vaste gilet de drap marron et un gilet de flanelle. William arracha vivement à Croogh ce mouchoir si tendrement choyé, en lui disant : — Mon cher monsieur Croogh, je veux demain rendre à miss Jane son mouchoir. Moi, qui ai le bonheur de ne pas être, comme vous, entre les griffes de l’amour, je ne veux pas avoir l’air d’un amoureux, surtout d’un de ces amoureux qu’une fleur ou un petit morceau de toile jette dans des extases. — Puis ; lorsque Peter Croogh se fut retiré, abandonnant, le pauvre homme, sa chère relique, William, à son tour, prit entre ses mains ce mouchoir qu’il avait posé sur un chevalet. Il se mit à le regarder attentivement, et à y chercher une émanation de la charmante créature qui le jetait tout à l’heure dans une si chaude atmosphère. Enfin, insensiblement, il l’approcha de ses lèvres, et, par un brusque mouvement, il y plongea toute sa bouche. Alors, avec un véritable élan de colère, il lança le mouchoir sur le fauteuil où Peter Croogh l’avait pris, et s’en alla dans le jardin fumer un cigare. Le beau moyen, à vingt-cinq ans, quand on se sent près de devenir amoureux, que de s’en aller fumer un cigare dans un jardin !

Le lendemain, était-ce inspiration de son humeur ou calcul de coquetterie ? miss Jane fut moins agaçante ; elle laissa Damville faire des dissertations sans fin sur l’art dramatique. Toutefois, de temps en temps, pendant que le pauvre lord discourait gravement, elle avait de petits bâillement qu’une rapide et brûlante œillade rendait pleins de grace et d’espérances pour Simpton.

Le surlendemain, elle amena avec elle le beau duc de Norforth, puis un homme politique qui avait la prétention d’être homme à bonnes fortunes, et elle fut franchement coquette de l’ordinaire coquetterie. Elle eut pour tous des regards pleins de promesses et des paroles caressantes. Il y eût un jour (c’était la dernière séance qu’elle avait à donner à William) où elle vint seule.

Quand on se trouve seul avec une femme pour laquelle on se sent un vif attrait et qu’on n’a pu voir qu’avec contrainte, le premier sentiment qu’on éprouve, c’est un sentiment des plus violens de joie et d’espoir. On est seul, on va pouvoir parler enfin ; on n’a plus de poids sur le cerveau, ni sur la poitrine. Rien ne vous empêche de prendre votre vol. En ce moment-là, souvent les mauvais destins inspirent à celle vers qui vous vous élancez l’idée de vous casser les ailes. William Simpton, oubliant toutes ses résolutions de retenue, de réserve, de dignité vis-à-vis des actrices, ne voyant plus qu’une femme jeune, belle, séduisante, seule avec lui dans son atelier, venait de s’écrier d’une voix émue, avec un regard enflammé :

— Quel bonheur de vous voir enfin, miss, seule sans lord Damville !