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et de François Boucher. La cheminée, large et de marbre blanc, était surmontée d’une glace dont le cadre, formé d’entrelacs, se terminait par un fouillis de branchages, de nids de tourterelles et de canaris sculptés. Tout cela fané, ébréché, enfumé. Les chaises et les fauteuils étaient couverts de housses blanches destinées à voiler plutôt qu’à prévenir les injures du temps. Les tapisseries de haute lisse qui cachaient les murs auraient eu besoin de quelques reprises. Je pense aussi que quelques meubles de plus ne se fussent pas trouvés mal à l’aise dans cette immense pièce, dont les portraits de famille composaient le plus bel ornement. Tous les La Rochelandier étaient là, dans leurs cadres gothiques, bardés de fer ou chamarrés d’hermine, plaqués de croix, bariolés de cordons. Parmi les figures de femmes, une surtout attira les regards de Laure. C’était une grande dame habillée en bergère-camargo, robe de moire, avec paniers et tonnelet, talons rouges, houlette en main et petit chapeau sur le coin du chignon. Elle se tenait gravement au milieu de ses moutons, et près d’elle, sur la même toile, un La Rochelandier en casaque de velours gorge de pigeon et à pèlerine, avec un chapeau en lampion sur la tête, lui présentait de l’air le plus respectueux un lapin blanc tapi dans une corbeille de roses. Le portrait de la marquise n’eût pas déparé cette collection de visages aristocratiques. Quoiqu’elle eût passé depuis long-temps la première et même la seconde jeunesse, la marquise était belle encore, marchait la tête haute, la poitrine en avant, et avait le port d’une reine. Tout révélait en elle l’instinct de la domination. Ses lèvres, qui souriaient avec une grâce infinie, semblaient pourtant faites pour exprimer plus volontiers le dédain que la bienveillance. L’orgueil de la race couronnait son front. Un œil observateur eût deviné, en la voyant, une de ces femmes, charmantes par calcul, impérieuses par nature, que Dieu a créées pour régner moins par les séductions de la faiblesse que par la souplesse de l’esprit et l’énergie de la volonté.

À peine entrée dans le salon, Laure déclina le nom de son père, et Dieu sait ce qu’il lui en coûta pour prononcer ces simples paroles : Je suis la fille de M. Levrault, sous le feu croisé des regards que tous les portraits de famille paraissaient attacher sur elle. Il lui sembla qu’à ce nom de Levrault, un sourire narquois partait comme une flèche de chaque cadre et venait la frapper droit au cœur. Puis, elle raconta par quel hasard elle s’était trouvée seule au milieu des campagnes et comment la curiosité l’avait poussée jusque dans la cour du château.

— Quoi ! mademoiselle, s’écria la marquise, vous êtes la fille du riche industriel qui est venu s’établir à la Trélade ? On m’a parlé souvent de monsieur votre père. Je sais qu’il a visité plusieurs familles des environs. Je vous l’avoue, j’avais compté que le château de La Rochelandier ne serait pas le dernier où M. Levrault se présenterait. Ce