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lesquelles on comptait le plus se sont changées en soldats de plomb. C’est là du moins ce qui était arrivé pour maître Jolibois. Il était parti pour la Trélade, décidé à pousser jusqu’au bout l’aventure, mais moins rassuré que jamais sur le remboursement de ses quatre-vingt mille livres. Toutefois il avait caché ses appréhensions à Gaspard, dans la crainte de le décourager et de paralyser ses moyens. En partant, il lui restait encore un peu d’espoir ; mais une fois seul, au milieu des campagnes, face à face avec la réalité, il s’était senti pris d’une subite défaillance. Qu’allait-il tenter ? qu’allait-il faire, sinon barboter et se noyer dans la vase avec Montflanquin ? Tout est perdu, se disait-il en laissant flotter la bride sur le cou de sa monture ; tout est perdu, et ce drôle avait raison hier soir ; son étoile a pâli, les La Rochelandier l’emportent. De quelque côté que maître Jolibois envisageât la situation, il la jugeait désespérée, et ne comprenait même pas comment il avait pu la juger autrement. La marquise était une fine mouche, Laure n’était point sotte, et, en admettant que M. Levrault tînt encore pour le vicomte, on ne pouvait raisonnablement supposer, au point où en étaient les choses, que sa défiance ne fût point éveillée, et qu’il consentît à l’accepter pour gendre, les yeux fermés, comme par le passé. Or, le vicomte était une de ces vertus qui ne supportent pas l’examen. D’une autre part, maître Jolibois reconnaissait en toute humilité que si la défiance de M. Levrault était éveillée au sujet de Gaspard, elle devait l’être aussi passablement au sujet de l’homme qui avait introduit à la Trélade ce modèle des preux, cette perle de la chevalerie. De quel front aborderait-il le grand industriel et sa fille ? Que répondrait-il, tôt ou tard, aux reproches sanglans qu’on était en droit de lui adresser ? Il était impossible que d’un jour à l’autre la vérité ne se découvrit pas. Les échafaudages de mensonges ressemblent aux murs de clôture : la première pierre qui tombe entraîne toutes les autres. Jolibois ne se dissimulait pas qu’il avait joué dans tout ceci un rôle dont il s’était promis moins de gloire que de profit, et qui allait lui rapporter autant de profit que de gloire. Ainsi, à quelque point de vue qu’il se plaçât, Étienne Jolibois n’apercevait que ruine, désastre, humiliations. Abandonner la partie, il ne pouvait s’y résigner. Il pensait à ses quatre-vingt mille francs, aux avances de fonds qu’il avait faites pour radouber Galaor et son maître, au dîner qu’il avait payé la veille, aux cent écus que l’enragé vicomte, sous prétexte de tuer le temps, lui avait gagnés au lansquenet ; pour supplément de calamité, il pensait aussi à la clientèle de M. Levrault qu’il sentait près de lui échapper, et il se demandait avec rage si décidément il serait le niais de la farce, le Géronte de la comédie, le Cassandre de la pantalonnade. Qu’imaginer ? Il se rongeait les poings. Pour une idée, il eût donné ses panonceaux, ses cliens et son étude. Il n’était plus qu’à quelques pas de la Trélade, il