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richesse comme une troupe de phalènes autour du globe d’une lampe. C’était votre rêve, monsieur, de nouer des relations avec l’aristocratie ; vous devez être satisfait. Quand vous m’avez confié vos projets et vos espérances, je me suis tu, j’ai respecté vos illusions. Mes opinions politiques vous étaient connues ; vous n’auriez pas manqué de suspecter mon impartialité. Ah ! si j’eusse osé parler…

— Voyons, qu’auriez-vous dit, maître Jolibois ? demanda M. Levrault en lui frappant sur l’épaule.

— Ce que j’aurais dit ? s’écria le notaire avec feu ; j’aurais dit : Monsieur Levrault, vous l’honneur et la gloire de l’industrie française, quand un homme de votre valeur s’allie à la noblesse, il ne s’élève pas, il descend ; il n’usurpe pas, il abdique. J’aurais dit aussi : Le temps approche où de grands événemens vont s’accomplir. Ce n’est pas en s’appuyant sur le bras caduc et décrépit de sa sœur aînée que l’aristocratie nouvelle peut se flatter de tenir tête aux orages qui vont l’assaillir.

— Quels orages ? demanda M. Levrault d’un air étonné.

— Quels orages, monsieur ? vous le demandez ! s’écria Jolibois. Ne voyez-vous pas l’horizon se charger de nuages ? ne sentez-vous pas le sol tressaillir et trembler sous vos pieds ? La France s’agite, le monde est dans l’attente.

— Que voulez-vous dire, maître Jolibois ? Jamais la France ne fut si heureuse, jamais l’industrie ne fut si prospère. La bourgeoisie est au pouvoir ; que peut-elle souhaiter de mieux ?

— Et le peuple, monsieur ? demanda maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa poitrine ; le comptez-vous pour rien ?

— Le peuple ! répliqua M. Levrault ; que lui manque-t-il ? N ai-je pas gagné trois millions ? Qu’est-ce qui l’empêche d’en faire autant ?

— Je vous le dis, monsieur, reprit gravement maître Jolibois, de grands événemens se préparent. Le peuple est aujourd’hui derrière la bourgeoisie comme autrefois la bourgeoisie était derrière la noblesse. La bourgeoisie a tué la noblesse ; le peuple tuera la bourgeoisie.

— Allons donc ! s’écria M. Levrault ; mon journal ne dit pas un mot de cela.

— Le peuple est grand, le peuple est généreux, poursuivit Jolibois d’un ton sentencieux, mais le peuple est terrible, et je ne dois pas vous cacher, monsieur, que le jour où la bourgeoisie lui rendra ses comptes, elle aura un mauvais quart d’heure à passer. Les millions seront alors un lourd bagage, et je sais plus d’un riche banquier qui s’estimera fort heureux s’il réussit à sauver sa tête.

— Parlez-vous sérieusement, Jolibois ?

— Trop sérieusement, hélas ! Je pense à vous, monsieur, à votre aimable fille. Vous n’avez rien fait, je le sais, pour attirer sur vous la