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L’humble écrivain, redevenu brahmane, traversait avec dignité les cours et les galeries multipliées qui donnaient à la demeure du babou l’aspect d’un palais. Dans les rues encombrées de palanquins, de voitures rapides et de lourds chariots, il marchait les yeux à demi clos, le parasol sur l’épaule, laissant flotter sur ses genoux les plis ondoyans de son pagne, traînant ses babouches avec cette lenteur dédaigneuse, cette nonchalance affectée qui, dans un Asiatique, trahit la fierté et le sentiment de sa propre valeur. À mesure qu’il s’éloignait de la ville, son visage s’épanouissait ; l’air libre, la brise fraîche de la mer se jouant dans les palmiers, la lumière versée à torrens par un soleil, de feu sur un horizon étendu, tout lui rappelait l’influence de cette nature souveraine à laquelle les Hindous rendent un culte comme à la manifestation visible de la divinité. Il repassait dans son esprit les miraculeuses légendes de tant de solitaires, brahmane comme lui qui, en se livrant à la contemplation au fond des forêts, avaient acquis sur les créatures une puissance illimitée. Le souvenir de sa pagode lui revenait aussi, son imagination s’exaltait, et il arrivait, plein d’aspirations mystiques, jusqu’à l’entrée de sa demeure, où une main attentive avait tout disposé pour flatter son orgueil et réjouir son regard. L’image du lotus, dessinée à la craie sur le seuil, traçait une large rosace et formait une espèce de parvis que nul pied profane n’aurait osé fouler. Une guirlande de fleurs fraîchement cueillies se balançait au-dessus de la porte et décorait la statuette de Ganeça, idole à tête d’éléphant, que les brahmanes invoquent comme le dieu de la sagesse. Enfin, le sanctuaire d’une pagode n’eût pas été plus proprement arrosé que l’intérieur de cette mystérieuse habitation ; Nilakantha, en y posant le pied, reconnaissait la présence et les soins empressés de sa fille.

Élevée dans les préjugés de sa caste, Roukminie, la fille du brahmane, se regardait comme appartenant à une race peu inférieure à celle des dieux, très supérieure à celle des hommes. Elle n’avait pas même un regard de curiosité pour les calèches élégantes qui traversaient parfois le hameau, emportant les riches Anglais de Bombay vers leurs opulentes villas. Les jeunes Persans coiffés du turban de mousseline à bande d’argent, dont les beaux traits rappellent ceux des héros peints sur les ruines de Persépolis, avaient beau jeter sur elle un regard curieux : ils n’étaient à ses yeux que des barbares. Puiser chaque jour aux étangs consacrés l’eau des ablutions, folâtrer quelques instans au bord des fontaines avec ses jeunes compagnes, puis revenir, sérieuse et fière, vaquer aux travaux du ménage, qu’elle considérait comme autant d’actes pieux, tel était l’emploi constant de ses journées. Le soir, elle s’asseyait, en compagnie de son père, sous la galerie de sa maison ; alors seulement elle se revêtait de sa plus riche toilette. Une plaque