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réelle de Dieu. Eh bien ! que pensez-vous qui puisse arriver d’un peuple qui n’a ni l’une ni l’autre chose ? L’instinct nous manque, nous n’avons plus aucune spontanéité ; rien ne jaillit en nous ; tout est trouvé, saisi par artifice. Aussi notre littérature na-t-elle absolument rien d’humain elle a toujours l’air d’être composée pour des êtres bizarres, habitans de planètes lointaines. La croyance nous manque également. Aussi l’ame de l’écrivain ne parle plus et ne répond plus à l’ame du lecteur. Nous sommes tous divisés, séparés ; il nous est impossible de nous comprendre mutuellement. Chacun suit sa route comme il l’entend. Dans la littérature aussi, il y a libre concurrence morale ; tout est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Je ne te demande pas, à toi, écrivain, à toi, poète, de m’enseigner ce qui est bien et de me montrer ce qui est beau, non, non ton Dieu, si tu en as un, n’est certainement, pas le mien ; garde ta religion de fantaisie ; j’ai la mienne qui me suffit. Tu es panthéiste, dis-tu, et moi je suis déiste ; tu es conservateur, et moi je suis radical. Ton rôle n’est pas de m’instruire, mais seulement de me plaire. Allons, amuse-moi, éblouis-moi, excite-moi, endors-moi, réveille-moi ; sans cela, très certainement, je n’ai que faire de tes livres. De leur côté, le poète et l’artiste se prêtent lâchement à toutes ces sensualités de l’esprit et à toutes ces criminelles concupiscences de l’imagination. Comprenez-vous après cela que, sous le souffle de l’esprit révolutionnaire et en l’absence de toute croyance fécondante, la littérature actuelle puisse rester stérile et laisser ça et là seulement dans ses domaines de folles avoines et des plantes parasites, agréables à contempler comme les fleurs du nénuphar et les étranges herbes des marais, mais empestées, narcotiques, fatales ?

Mais s’il en est ainsi de la littérature européenne, il doit en être tout autrement de la littérature des peuples nouveaux, de la Russie, des États-Unis, et pourtant nous n’apercevons dans ces deux nations qu’une littérature aussi stérile que celles des vieux peuples. Le fait vaut la peine d’être creusé, car nous touchons ici à l’un des plus curieux phénomènes de ce temps.

Ces deux peuples, la Russie, les États-Unis, sont deux peuples nouveaux dans l’histoire du monde, mais ils ne sont pas pour cela des peuples jeunes. L’une et l’autre nation ne sont, à tout prendre, que des prolongemens de l’Europe. C’est peut-être la seule chose qui puisse rassurer sur leur compte la vieille civilisation européenne. On ne peut nier qu’en bien des sens ces deux pays ne soient un danger pour l’ancienne société ; jusqu’à ce jour cependant, les signes et les caractères qui indiquent les germes d’une civilisation nouvelle et originale ne s’y laissent pas apercevoir. Jean-Jacques Rousseau a dit quelque part que la Russie ne serait jamais civilisée. « Pierre-le-Grand, dit-il, fut un singe de génie. Au lieu de chercher quelle était la civilisation propre