que la justice divine voulait faire infliger au peuple par le peuple. Ce mot si douloureusement célèbre de Barnave : « Le sang qui coule est-il donc si pur ? » a été pendant quatre jours non plus le cri d’un plébéien poursuivant l’objet de sa rage dans les veines de la noblesse, mais le cri de bourgeois tuant des bourgeois, d’artisans égorgeant des artisans. « Il faudra qu’à son tour le peuple pâtisse, » avait dit autrefois M. de Maistre. Les journées de juin ont donné raison à cette lugubre prophétise. Le peuple a pâti. Pour la première fois, il a fait lui-même l’épreuve de ses supplices. Il a su ce qu’étaient ces désespoirs, ces agonies, ces terreurs de l’ame et de la chair dont il n’avait été jusqu’alors que l’impitoyable spectateur. « Si vous l’aviez vu, mon capitaine, il était pâle comme un linge, et ses cheveux se sont mis tout debout ; il nous disait : Ne me tuez pas. Le caporal lui a donné un coup de baïonnette. Il ne fera plus de barricades à présent. » Que de fois j’ai entendu semblables phrases ! Quelques-uns de nos prisonniers, le visage en sang, les mains noircies, conservaient avec orgueil leur attitude et ressemblaient aux démons de l’émeute.
Malgré les meurtres qui marquaient son passage, la garde mobile trouvait moyen de répandre la gaieté à travers les horreurs de cette guerre. Je me rappelle la rue Saint-Martin, vers trois heures, le samedi, à l’endroit où elle s’appelle, je crois, rue Planche-Mibray, et communique avec les quais. Certes, rien n’était plus lugubre que cette étendue de pavés bordée de maisons fermées, et où un soleil d’été n’éclairait que quelques cadavres gisant çà et là dans des flaques de sang. Mais à l’entrée de cette rue était une batterie qui tonnait contre une barricade établie à la hauteur du cloître Saint-Merry. Je ne saurais rendre tous les quolibets, tous les lazzis dont les mobiles qui soutenaient la canonnade accompagnaient chaque explosion du brutal, comme ils disaient. « Eh bien ! criait celui-ci, il doit être en colère le père Duchêne ; voilà qu’on casse sa pipe. — Gare la pomme cuite ! » disait un autre avec l’accent d’un habitué des Funambules et un geste familier aux gamins de Paris. Un homme traversa la rue, je ne sais si c’était un insurgé, mais un boulet l’atteignit singulièrement. Sa tête fut complètement emportée, comme je pus m’en assurer quelques instans après en franchissant son cadavre pour aller à une barricade. En voilà un qui veut remplacer saint Denis ! » dit aussitôt un de nos hommes. Certes, cette plaisanterie pouvait être réprouvée par le goût et la sensibilité. Ce qui doit la faire excuser, c’est qu’une balle atteignit au ventre celui qui se la permettait.
Avant de recevoir moi-même une balle qui faillit me mettre pour toujours hors de combat et m’envoya étudier la douleur à l’hôpital, les derniers accens que j’entendis furent ce refrain d’une chanson que tout mon bataillon répétait :