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comme on gâte les meilleures causes, car en définitive le tableau, peint tout-à-fait dans la manière fine, large et abondante du Violon de la galerie Sciarra, à Rome, est, comme ce dernier, de Sanzio.

Le dédain des traditions les mieux accréditées ne peut aller plus loin que dans l’attribution à Christophe Colomb de je ne sais quelle grosse lourde face allemande, qui de la galerie de Versailles a passé à celle du Louvre. Au rapport de ses contemporains, Colomb avait une taille au-dessus de la moyenne avec un maintien plein de noblesse et d’autorité, le visage long, le nez fortement aquilin, les yeux bleus, le teint fin, mais un peu enflammé, — les cheveux d’abord roux, blanchis avant le temps. C’est ainsi qu’il se présente à Madrid dans les monumens conservés avec religion par un descendant de sa famille, le duc de Veraguas. Le faux Colomb du Musée n’en a pas moins eu les honneurs d’une gravure de la main de Mercuri.

Ainsi encore on n’avait que des portraits de fantaisie de Vasco de Gama, d’Albuquerque, de Jean de Castro, etc., quand on découvrit, à la Bibliothèque nationale, un manuscrit de Pedro Barretto de Resende, qui contenait de ces hommes célèbres des portraits contemporains d’un style barbare, il est vrai, mais naïfs, pleins d’accent et d’individualité, et que l’on doit conserver précieusement, non pour ce qu’ils valent, mais pour ce qu’ils rappellent[1]. Il en était de même des traits du fils de Jean Ier de Portugal, l’infant don Enrique, surnommé le Navigateur pour avoir été le promoteur de toutes les grandes découvertes maritimes du xve siècle en Afrique. Un beau portrait trouvé dans un manuscrit de Gomez Eannez de Azurara, et remontant à 1442, a détruit toutes les images apocryphes de ce prince[2]. C’est un portrait contemporain exécuté sous les yeux de son neveu Alphonse V. La miniature est de l’école de Van Eick, qui avait été en Portugal.

Qu’un crayon spirituel personnifie les types de Grandgousier, voire de Gargantua, Pantagruel et Panurge ; qu’il glisse au front de ses images quelqu’un de ces traits propres à faire transparaître l’allégorie rabelaisienne, à la bonne heure : — laissez passer ; mais je vous arrête, si vous usez de ce procédé apocryphe pour me peindre maître François lui-même, l’Homère en belle humeur, si plein à la fois d’exquises pensées, de fou rire et de gros sel. Il circule de ce père de la langue française beaucoup de portraits douteux. Le plus authentique est à Montpellier.

De Molière on possède quatre portraits : deux de Pierre Mignard, son ami, gravés par Hubert, Baptiste Nolin et Benoît Audran ; un de Charles Coypel, gravé par Nicolas-Bernard Lépicié. Les deux premiers, peints d’après nature, sont précieux par leur authenticité : le troisième, qui est d’un artiste né vingt et un ans après la mort de Molière, n’a eu pour type que ceux de Mignard, et ces derniers gardent tout leur prix ; mais qui ne répugnerait à accepter la tête qui a été gravée par Beauvarlet et placée sous la protection du nom de Sébastien Bourdon ? Qu’y a-t-il là des traits du plus rare esprit du grand siècle, de cette physionomie profonde, sérieuse jusqu’à la tristesse, comme celle de tous les génies comiques ?

  1. M. Ferdinand Denis a reproduit ces portraits dans son ouvrage sur le Portugal.
  2. C’est le manuscrit découvert à la Bibliothèque nationale par M. Ferdinand Denis et publié par MM. da Carrera et de Santarem.