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Keeldar. Le manufacturier Yorke est un type des plus singuliers. Il est riche et il est démocrate, il est industriel et il a gardé de ses séjours sur le continent des raffinemens d’artiste ; il est philantrope, et il a des brusqueries brutales, des saillies d’égoïsme ironique fort piquantes pour ses amis ; il est marié, et il médit du mariage avec un entrain auquel sa femme répond à l’unisson : il possède une demi-douzaine d’enfans terribles qui sont le plus bizarre échantillon d’éducation presbytérienne, solitaire, égoïste, spontanée, qu’eût pu rêver Jean-Jacques. Yorke est, dans cette société de Briarmains, une figure épisodique. Il y en a bien d’autres encore. Trois curés du voisinage : un curate anglais correspond à un vicaire français, et réciproquement. Dans plusieurs mots d’origine française, les Anglais ont transposé ainsi le sens ; ils appellent curé un vicaire et vicaire un curé, comme ils appellent chapeau de femme un bonnet et bonnet un chapeau. Ces curés, aussi inséparables que les trois anabaptistes du Prophète, sont de bonnes têtes comiques, ce que nous nommerions en français un goujat, un cuistre et un douillet. Outre les curés, vous trouverez un essaim de dévotes protestantes, de vieilles filles laides, pauvres, vouées aux bonnes œuvres ; des matrones provinciales raides et formalistes avec leurs couvées de demoiselles à marier ; des ouvriers malheureux, insurgés contre l’introduction des machines par des socialistes de cabaret ; des visiteurs du midi de l’Angleterre, qui apportent dans la maison de Shirley un air de bonne compagnie. Après avoir lu Shirley, on jurerait qu’on a vécu avec tout ce monde-là. On a été témoin de la révolte des ouvriers de Robert Moore ; on a englouti des puddings et avalé de l’ale avec les curés ; on a pris le thé de la douce main de Caroline, à côté des riches douairières de Briarmains ; on a suivi sur la pelouse de Fieldhead, baignée d’un clair de lune vaporeux, les ardentes chimères de Shirley et les rêves contenus de Lina Helstone. Toutes ces scènes, toutes ces figures, décrites avec une exactitude minutieuse, ont leur charme ; mais, du moins dans les idées françaises, la diffusion qu’elles entraînent sera toujours un défaut. Les plus simples détails de la vie ordinaire laissent, je le sais, dans les ames recueillies, des impressions poétiques, qui demeurent attachées à la mémoire comme des tableaux d’intérieur dans une galerie hollandaise. Il y a des momens de silence, de repos et de rêverie, où l’imagination parcourt lentement et amoureusement ce musée intime doucement enlustré des teintes du passé. Les romanciers anglais ont l’habitude de transporter ces tableaux dans leurs œuvres. Ils brodent, depuis Richardson, sur ce fond abondant, mais monotone, leurs simples histoires. On sent que ces livres sont écrits dans le silence des longues soirées solitaires pour être lus aussi dans les longues soirées du foyer domestique. Ce genre de littérature est imparfait, et je conçois qu’on l’aime ; il est délicat, et je