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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/798

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paisseur de la main de son ravisseur velu. Le singe s’étonne ; il tire encore, rien ne vient ; il crie, il se fâche, il montre les dents, il plisse sa face, il tire de nouveau, tout est inutile. Malgré son singulier instinct, il ne songe pas à lâcher la pomme. Un singe n’ouvre jamais la main quand il tient quelque chose, et ce sentiment est fort humain. Bref, le lendemain, on trouve le pauvre animal se débattant en vain au près de la lourde courge sans chercher à se dégager en se dessaisissant de sa proie.

On dit que deux variétés de singes habitent dans la montagne deux pics différens, et qu’ils se livrent quelquefois de sanglans combats. Je ne l’ai pas vu. Ce qui paraît tout-à-fait certain, c’est que ces animaux s’enterrent les uns les autres fort décemment, comme des humains un peu civilisés. On n’a jamais vu de squelettes de singes dans la montagne, tandis que la grotte Martyn était non point un ossuaire, mais un cimetière très complet.

Sur le point culminant du rocher, on a établi une tour de signaux (signal house) d’où la vue est admirable. On domine d’un côté les montagnes de Malaga, de l’autre celles de l’Andalousie méridionale. Devant vous, au-delà du détroit, s’étend l’Afrique, depuis Ceuta jusqu’à Tanger, dont on voit distinctement les maisons, et l’on est debout entre ces deux mondes. Je ne connais qu’un seul panorama qui puisse servir ici de point de comparaison, celui qui se déroule sous les yeux du spectateur monté sur la tour de Galata. Les eaux bleues du détroit de Gibraltar forment une sorte de triangle qui rappelle, par sa disposition, celui du Bosphore de Constantinople. Le détroit figure la Propontide, la baie d’Algéciras, la Corne-d’Or ; la Méditerranée est placée comme la mer Noire ; Gibraltar fait face à Algéciras, comme Galata et Pera à Stamboul ; la côte d’Afrique est située comme Scutari. Là, ce sont encore deux mondes en présence ; mais à Constantinople tout semble vert, rose, jeune, riant, tandis qu’à Gibraltar tout ce qui vous entoure est vieux et sombre, grandiose et sévère. O mer bleue ! j’ai suivi toutes tes sinuosités depuis l’embouchure de l’Océan où viennent s’engouffrer en grondant les larmes puissantes de l’Atlantique jusqu’au petit ruisseau des eaux douces d’Europe, au fond de la Corne-d’Or, où tu vas te perdre en murmurant dans une verte prairie, au bruit de la flûte des mélomanes oisifs de Constantinople ; et de tant de courses, quel bien ai-je retiré ?

Je ne vous décrirai pas les fameuses batteries couvertes, creusées, dans le rocher même, qui rendent, dit-on, Gibraltar inexpugnable, par l’excellente raison que je ne les ai point visitées. Sir Robert Wilson[1], gouverneur de Gibraltar aux appointemens de 250,000 francs, car l’Angleterre sait payer ceux qui la servent, voulut bien me rece-

  1. Sir Robert Wilson, gouverneur de Gibraltar, est le même qui joua en France, lors de l’évasion de M. Lavalette en 1815, un rôle si honorable.