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dépouillé de tout, un homme que le ciel aurait résolu de détacher de la terre en ne lui laissant que les soucis et les querelles, les troubles, et les anxiétés, les lourds fardeaux de la vie. Est-ce là ma destinée ? S’il en est ainsi, Prononcez ma sentence.

« ELENA. — Ce que j’ai voulu dire, c’est que nulle femme, je le craignais, ne pourrait remplir la place de celle que vous avez perdue !… »

Elena aime Artevelde ; elle ne cherche pas à le lui cacher, et, pleine de trouble elle veut se retirer.

« ARTEVELDE. — Pourquoi ces larmes ? s’écrie Artevelde en cherchant à la retenir.

« ELENA. — Non, laissez-moi sortir, je ne puis vous répondre… Non, non. O Artevelde, pour l’amour de Dieu, laissez-moi partir !

« ARTEVELDE, après un court silence. — La nuit touche au matin. Sans ces masses de nuages éraillés ou la lumière s’arrête comme derrière une colline couronnée d’un sombre rideau de pins, le point du jour serait près de paraître. Oui, j’ai dépensé la moitié d’une nuit d’été. L’ai-je bien employée ? J’ai réussi. Quelle chose peu flatteuse que l’amour d’une femme ! Qu’il vienne comme il voudra, pour le cœur, il vaut un monde ; pour la sagesse, qui le mesure à l’idée que l’homme se fait de ses mérites, que vaut-il ? Rien. Les quelques instans qui me restent sont précieux. Qui est là ? Holà ! Nieuverkerchen ! Quand nous y réfléchissons, comme un amour de femme est peu flatteur ! D’ordinaire, il tombe sur celui qui est le plus à portée et le plus exhaussé. Pour l’obtenir, il n’est besoin ni de la beauté du dehors ni de celle du dedans. Chaque jour voit les meilleures et les plus nobles des créatures féminines de Dieu s’accoupler avec des êtres qui n’ont ni l’un ni l’autre de ces avantages. Le propre de leur amour à elles, c’est de ne savoir distinguer que les gendres, et de rire à la seule idée d’un choix. Holà ! Nieuverkerchen ! Qu’est-ce à dire ? sommes-nous endormis ? Et, quant à moi, le monde dit que Philippe est un homme fameux… Faites entendre aux femmes un pareil refrain ; que n’aimeraient-elles pas ?… holà ! Ellert ! Avec votre permission, il faut pourtant que vous vous éveilliez. (Entre un officier.) Faites dresser une potence sur l’éminence, et que Van Kortz soit pendu au point du jour. Pas de nouvelles de Bulsen ou de Van Muck ? »

Ce n’est point là tout-à-fait le langage de l’amour absolu et sans alliage au moment fortuné d’un premier aveu, et cependant, lorsque, plus tard, l’ancien précepteur de Philippe veut lui faire quitter sa maîtresse, lorsqu’il la représente comme le mauvais génie qui enlève au jeune capitaine la confiance de son armée, et qu’Elena elle-même le supplie de la laisser partir, Artevelde, le même Artevelde répond avec vivacité :

« Arrêtez, Elena, j’ai besoin de vos conseils. Vous, frère Jean, je ne vous blâme point ni ne veux me justifier ; mais, quelque nom que vous donniez à ma faiblesse, le temps de la réparation est passé. Renvoyer maintenant la complice de ma faute serait une nouvelle faute. Après avoir péché avec elle, ce serait pécher contre elle. Quant à l’armée, si sa confiance m’abandonne, qu’elle m’abandonne, je connais ma route, et que ce soient les troupes ou les villes, les métiers ou les prêtres qui s’attaquent à mes amours, sages ou fous, ennemis et amis, peuvent exhaler leurs malédictions et leurs murmures, tempêter et menacer,