Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1002

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
996
REVUE DES DEUX MONDES.

roger, avec la rigueur d’un juge et d’un ennemi, ces femmes envers qui le liaient des souvenirs si puissans, c’était une tâche pour laquelle il manquait de courage ; c’était d’ailleurs ouvrir les yeux aux soldats sur une duplicité dont un de leurs camarades avait péri victime, c’était abandonner sans réserve les émigrées à des lois effrayantes ; Andrée elle-même pouvait se trouver enveloppée dans des périls encourus à son insu ; c’était enfin livrer des femmes, livrer son propre sang, et Hervé, malgré la sévérité de ses principes, n’était pas assez stoïque pour charger sa mémoire d’un de ces traits que les exagérations passagères d’une politique peuvent vanter, mais que les lois éternelles gravées dans le cœur de l’homme réprouvent et jugent infâmes. Pour échapper à ces anxiétés, Hervé prit la résolution de continuer le voyage jusqu’à Kergant, espérant qu’une occasion se présenterait de réparer cet oubli momentané de son devoir absolu, et se promettant en tout cas de se mettre, aussitôt arrivé, à la disposition du général, en lui avouant franchement ses torts.

Plus libre alors, la pensée de Hervé se reporta sur un objet plus léger, mais à peine moins délicat, c’est-à-dire sur la plume blanche envolée de la fenêtre de Mlle de Kergant, et dont le sens précis était difficile à pénétrer. Et d’abord la plume était-elle bien ceUe de Bellah ? Un prompt regard de Hervé l’assura que le feutre élégant de la jeune fille n’était plus orné de son panache. Cela semblait décisif ; mais en même temps il put reconnaître, et ce fut avec ennui, que le chapeau de la petite Andrée avait également perdu sa flottante parure, ce qui remettait tout en question. Andrée, qui était aux aguets depuis le moment du départ, n’avait eu garde de laisser passer, sans le remarquer, le double regard de son frère. Elle donna aussitôt un coup de cravache à son cheval, qui vint toucher celui du jeune homme : — Eh bien ! mon frère, dit-elle, voilà une matinée délicieuse… Vous avez là un singulier chapeau, commandant ?

Au mot de chapeau, Hervé, qui se méfiait déjà passablement de sa petite sœur, sentit croître son trouble, et se mit à siffloter en gourmandant son cheval pour avoir un prétexte de ne pas répondre ; mais Andrée n’était point femme à se laisser dépister si aisément : — Commandant, reprit-elle, vous avez un singulier chapeau. Un singulier chapeau vous avez, commandant.

— Et en quoi singulier ? dit enfin Hervé, voyant qu’on ne pouvait l’éviter.

— En quoi ? mais il me paraît plat, ce chapeau… Pourquoi n’y mettez-vous pas un panache ?

Panache était de tous les mots de la langue celui qui était le mieux fait en cet instant pour importuner Hervé. — Panache ! répéta-t-il machinalement et à demi-voix.