Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1004

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
998
REVUE DES DEUX MONDES.

tout à coup son cheval, passa et repassa devant Hervé comme pour exercer sa monture, disparut une minute dans un fourré, et revint au galop, en cachant avec précaution un petit bouquet de primevères, de jonquilles et de fleurs de bruyères, sur lesquelles il avait entendu Andrée s’extasier un instant auparavant. Par bonheur, Andrée précédait alors la chanoinesse de quelques pas ; Francis s’arrêta brusquement devant elle : — Mademoiselle, lui dit-il en lui présentant son bouquet, c’est de la part de votre frère.

Le mensonge était flagrant. Si Andrée eût seulement eu le temps de prévoir l’événement et d’y réfléchir, le jeune homme était perdu ; mais l’ignorance du danger et la témérité admirable qu’elle donne aux amoureux de l’âge de Francis leur assurent le bénéfice souvent considérable de la surprise. Andrée, ne sachant trop ce qu’elle faisait, prit les fleurs et s’inclina en balbutiant un remercîment.

On pense bien qu’une telle scène n’était point de celles que la chanoinesse ; pouvait contempler d’un œil insoucieux. Elle prit aussitôt un trot saccadé qui sema l’air sur son passage d’un nuage de poudre parfumée, de sorte ; qu’on eût pu la suivre à la trace comme une déesse antique, et, fixant sur le visage ému d’Andrée des yeux où s’annonçait un orage : — Qu’est-ce ? dit-elle. Que vous chantait ce troubadour patriote ?

— Il me priait, madame, reprit Andrée, de vous offrir ce bouquet, n’osant le faire lui-même à cause du respect que lui inspire votre physionomie… Comment disait-il’?… altière… oui, altière… extraordinairement altière.

Pendant ce discours, les fleurs avaient passé de la main fine et rose d’Andrée dans la paume flétrie de la chanoinesse. Francis enfonça ses éperons avec force dans le ventre de son cheval, qui rua, se cabra et faillit le désarçonner.

— Hé ! m’sieu ! jeune homme ! dit la vieille dame : comment appelle-t-on ces gens-là ? mon ami ! lieutenant !

— Citoyen, madame, dit Andrée.

— M’sieu le citoyen ! cria la chanoinesse ; puis, voyant de plus près les traits agréables du jeune officier, qui s’était enfin rapproché : Mon enfant, reprit-elle, où avez-vous appris à avoir du respect pour les femmes ?

— Chez ma mère, madame, répondit sèchement Francis.

— C’est bien dit, répliqua la chanoinesse, et je garde votre bouquet. Vous êtes égaré de bonne heure dans une triste route, mon enfant.

— Triste, non, madame, dit le jeune garçon en souriant, puisque j’ai l’honneur de vous y rencontrer.

— Voilà du singulier ! reprit Mme de Kergant. Et comment se fait-il