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BELLAH.

voix brisée, je comprends que cela est irrévocable ; c’est donc un adieu suprême, éternel, et c’est ici que vous me le faites !… Nous ne nous verrons plus nulle part… tout est fini… tout est fini ! Que Dieu me pardonne de vous avoir parlé en mon nom… J’ai mêlé l’intérêt d’un misérable cœur de femme… J’ai cru bien faire… malheureuse ! parce que rien au inonde ne m’eût autant coûté… J’ai cru bien faire… et ce n’est qu’une honte…

— Bellah ! chère Bellah ! vous me déchirez le cœur… Adieu !..

— Adieu donc ! s’écria la jeune fille en paraissant invoquer tout son courage. Adieu, homme sans mémoire, sans ame, sans pitié ! Mon devoir sera implacable comme le vôtre… Adieu !…

Et elle s’éloigna à la hâte, mais d’un pas si léger, que son départ, comme sa venue, semblait être la vision silencieuse d’un rêve.

Dès qu’elle eut disparu dans un des sentiers qui tournaient sur le flanc de la lande, Pelven se rapprocha avec empressement des bords du plateau, afin de recueillir les derniers murmures de ce bonheur qui lui échappait à jamais… Il crut entendre une voix d’homme se mêler à la voix de Bellah. L’idée que la tentative de MUE de Kergant avait eu un confident et qu’une sorte de concert diplomatique avait présidé à sa démarche se présenta aussitôt à l’esprit de Hervé sous les couleurs les plus vives et les plus fâcheuses. Prenant un sentier plus direct, il descendit quelques pas avec précaution, et il put apercevoir, à côté de Bellah, un homme à la taille élégante, au pas élastique, au geste vif et jeune. M’e de Kergant semblait interrompre de temps à autre, par de courtes objections, la parole animée de son compagnon, qui tantôt s’élevait jusqu’aux modulations les plus sonores, et tantôt s’abaissait au ton de la plus intime confidence. Quand ils furent arrivés au bas de la lande, Hervé, grâce à la connaissance minutieuse qu’il avait du pays, put continuer de les suivre à travers champs sans être découvert. Il essayait d’appliquer à la tournure gracieuse de l’inconnu, au timbre particulier de sa voix quelque souvenir de sa vie passée qui, du moins, fixât une partie de ses doutes, et livrât un nom à ses angoisses, un homme à sa haine : c’était en vain.

Comme ils n’étaient plus qu’à deux cents pas du château, l’inconnu s’arrêta brusquement, prononça quelques paroles véhémentes, et saisit avec vivacité le bras et la main de M’e de Kergant. Hervé, laissant échapper une sourde exclamation de rage, sauta en bas de la haie où il se tenait caché, et il se précipitait déjà vers la place où se passait cette scène suspecte, quand un incident inattendu le retint immobile : M1" de Kergant avait dégagé son bras ; elle prit à son tour la main de son hardi cavalier, et y posa ses lèvres en s’inclinant jusque dans la poussière du chemin. Après quoi elle se dirigea à grands pas vers le