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qui hésite à quitter la partie tant que dure la veine favorable, reculait-il involontairement l’heure de la retraite. Toujours est-il que, cinq ans après son départ du Caire, le navire qu’il commandait se trouvait à l’ancre en rade de Moka : c’était une de ces énormes barques à un mât qu’on nomme bagglow. Les dernières balles de café arrivaient à bord ; prêt à mettre à la voile pour l’Inde, le nakoda Ismaël n’avait plus qu’à régler ses affaires avec les négocians arabes et persans établis dans la ville.

Quand il eut parcouru les bazars, échangeant avec celui-ci quelques paroles d’adieu, recevant de celui-là une lettre qu’il plaçait dans les plis de son turban (c’est le sac aux lettres des nakodas), il se rendit sur la place où campent les caravanes qui viennent de l’intérieur. Cette place s’étend le long des murailles de la ville de Moka, au midi. On y débouche par une porte étroite, flanquée de deux hautes tours à créneaux et que sont censés surveiller douze ou quinze aïtas. À la vérité, ils dorment là, sous un auvent, étendus pêle-mêle au milieu des sabres, des pistolets, des fusils cannelés, dans le désordre traditionnel d’un corps de garde turc. Le vent de la mer et le mouvement des chameaux soulèvent, dans ce grand espace vide, une poussière étouffante, et pourtant on y respire plus librement que dans la ville, dont les murs trop élevés empêchent la circulation de l’air. À l’horizon, on aperçoit les montagnes de Senna, la patrie du café ; l’œil trouve à se reposer sur un peu de verdure, chose bien rare dans cette Arabie Heureuse, partout si triste et si désolée. Enfin, on y rencontre des arbres avec leurs feuilles, de gracieux acacias qui donnent une ombre infiniment plus étendue que le palmier. Aussi, sous leur abri, a-t-on installé des cafés, établissemens d’une simplicité extrême, qui consistent en une demi-douzaine de tasses rangées autour du foyer où l’eau bout, un faisceau de pipes, quelques narguilés et un sac à tabac suspendu aux branches. Les consommateurs s’asseient sur des divans qui ne sont autre chose que des espèces de paniers en forme de cages à poulets. Ce fut sur un de ces siéges qu’Ismaël prit place. Comme il humait lentement la fumée de sa pipe, un marchand égyptien de sa connaissance s’approcha de lui.

— Quoi de nouveau au pays de Senna ? lui demanda Ismaël ; les Arabes pillent-ils toujours les caravanes ?

— Mes chameaux sont arrivés à bon port, grace à Dieu ! répondit le marchand. La campagne est sûre maintenant, mais la ville ne l’est guère. — Et se penchant à l’oreille d’Ismaël : — Tu sais, nakoda, ajouta-t-il, ces belles perles de Ceylan que je cachais dans ma cave, ces perles fines que je comptais vendre à Constantinople… on me les a volées !

— Il y a ici une douzaine de vauriens… répondit Ismaël en jetant