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par l’inconnu sur ses matelots nuisait à sa propre autorité, et lui causait une inquiétude croissante ; il résolut d’épier plus attentivement encore la conduite du pèlerin. Pour cela, il se blottit un soir sur le pont, enveloppé dans un caban de laine qui cachait ses traits ; les Nubiens, selon leur usage, formaient un cercle autour du passager.

— Mes enfans, leur disait celui-ci, vous faites un rude métier. Vous êtes bien battus, mal payés.

— Et mal nourris, répondit un nègre aux formes athlétiques, affligé d’un de ces appétits formidables que rien ne peut rassasier.

— Dieu est grand ! continua le pèlerin ; il peut vous livrer les trésors enfouis dans les entrailles de la terre et au fond de l’océan ! Je sais des pays où l’on trouve des sequins en abondance, où l’on pêche des perles à poignées (les nègres écoutaient la bouche béante), ou l’on vit heureux et sans rien faire à l’ombre de bananiers !…

— Y a-t-il bien loin d’ici à ce paradis-là, haddji ? demandèrent plusieurs voix.

— Pas si loin que d’ici au paradis de Mahomet, répliqua le pèlerin, et je saurais bien vous y conduire. !… si je vous commandais…

Et il se tut ; Ismaël en avait entendu assez pour deviner les projets du passager : il s’agissait d’enlever le navire, ce qui ne pouvait guère se faire qu’en se débarrassant du capitaine. Provoquer l’explosion du complot avant qu’il fût tout-à-fait mûr, aller au-devant de l’ennemi et le surprendre, ce fut le plan qu’il adopta Son premier soin avait été de mettre les armes hors de la portée des noirs ; il les distribua à ses Arabes en les exhortant à se tenir sur leurs gardes. Le lendemain, pour sonder les dispositions de ses gens, il les fit impitoyablement manœuvrer depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, puis, comme ils murmuraient, il les envoya dormir sans souper. — Allez, chiens, leur dit-il, allez vous remplir l’estomac avec les sentences du haddji !

Les nègres consternés se retirèrent à la proue ; ils demeurèrent quelques instans silencieux, puis ils se mirent à parler à voix basse, puis le bruit de leurs plaintes devint plus articulé ; enfin ils éclatèrent en clameurs : L’orage qui grondait sur le tillac du bagglow avait grossi aussi rapidement qu’un ouragan de la mer des Indes. Le grand Nubien à l’appétit de chakal criait avec rage qu’il fallait piller les vivres ; d’un œil hagard il cherchait une arme quelconque pour défoncer le capot de l’entrepont. Le soleil se couchait, jetant sur les visages noirs et diaboliques de ces matelots insurgés une teinte couleur de sang ; cependant, les hautes montagnes des environs de Bombay se montrant à l’est, la vue de la terre sembla un moment calmer l’effervescence des Nubiens.

— Cette terre-là, dit tout bas le pèlerin, n’est pas celle où je vous