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de votre nature ? Vous dépérissez, je ne le vois que trop ; l’ennui vous dévore à votre insu. Prenez-y garde, mon ami ; quelques mois d’inaction suffiront pour miner votre santé.

— Rassurez-vous, je vous en prie ; je suis bâti solidement. Mon père et le père de mon père ont vécu jusqu’à cent ans, et je compte bien faire comme eux. Quelque chose me dit, ma charmante amie, que nous vieillirons ensemble comme Philémon et Baucis.

— Vraiment, je vous admire, et j’ai peine à vous comprendre. Quelle singulière illusion ! J’ai dans ma famille un exemple effrayant qui ne sortira jamais de ma mémoire, et qui doit être pour vous un salutaire avertissement. Un de mes frères, officier de marine, a voulu, comme vous, à la fleur de l’âge, renoncer à la vie active ; il s’est obstiné, comme vous, à s’ensevelir dans ce château ; comme vous, il vantait le calme de sa retraite ; au bout d’un an, pâle, amaigri, méconnaissable, il s’éteignait dans nos bras ; comme vous, il avait manqué à sa mission, et la nature s’était vengée. Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une folle sécurité. Il faut à votre esprit un but, une ambition ; pourquoi ne rentreriez-vous pas dans les affaires ? Pourquoi ne songeriez vous pas à relever votre fortune ? Cette espérance ne vous sourit-elle pas ? Ne serait-il pas glorieux pour vous de reparaître dans la lice, de défier l’injustice du sort, et de reconquérir par votre génie la richesse dont vous saviez faire un si noble usage ?

— Je n’ai pas attendu vos conseils pour y songer, dit M. Levrault en hochant la tête.

— Eh bien ! reprit d’un air triomphant la marquise, qui le voyait déjà sur le perron lui faisant ses adieux et partant pour la grande ville, qui vous arrête, si vous y avez songé ? Est-ce la dureté des temps, l’affaiblissement du crédit ? De pareils obstacles doivent-ils vous effrayer ? S’enrichir dans un temps prospère, c’est l’œuvre d’un esprit vulgaire ; lutter contre la défiance, narguer la peur, attirer à soi l’or effrayé qui s’enfuit, c’est une entreprise difficile sans doute, mais une entreprise digne de vous.

— Oui, sans doute, cette tâche difficile a de quoi tenter un homme tel que moi ; malheureusement je dois y renoncer.

— Et pourquoi ?

— Je ne suis qu’un petit bourgeois, c’est la vérité : je me suis enrichi à vendre du drap, comme mon père, près du marché des Innocens, je ne m’en défends pas ; mais je sais vivre, je connais les devoirs que m’impose votre alliance. La république a pu abolir les titres ; pour moi, vous êtes toujours marquise de La Rochelandier. Votre nom, le nom de mon gendre me défend de rentrer dans les affaires. Je sais ce que je vous dois, et je ne l’oublierai jamais. Quand on a l’honneur de tenir à une race de preux, il ne faut pas déroger. Que diraient les aïeux