Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Hélas ! mon ami, je ne vous connais que trop, et votre conduite même donne une terrible autorité à l’accusation portée contre vous. Comment ! je me fais votre patron, votre avocat, je vous présente au chef du cabinet des affaires étrangères, je sollicite avec instance, j’obtiens pour vous une mission glorieuse, une mission sans précédens, et, après l’avoir acceptée, vous la répudiez lâchement ! Vous dont je vantais le courage, vous que je prenais pour un lion, vous fuyez comme un lièvre. Après une pareille escapade, quelle foi puis-je ajouter à vos paroles ? Vous dites que la marquise vous accuse injustement, vous parlez de votre amour pour la république ; mais, si vous l’aimez sincèrement, pourquoi donc ne l’avez-vous pas servie ?

— Ah ! mon cher Jolibois, Dieu m’est témoin que je serais allé avec joie, avec orgueil, redemander à Berlin la tête de Charlemagne ; mais, au moment où j’allais partir, j’ai appris ma ruine. Je ne pouvais plus représenter dignement la France, et j’ai dû renoncer à la mission que j’avais acceptée.

— Qu’importe à un vrai patriote la richesse ou la pauvreté, quand il s’agit de servir le pays ? La république n’a pas besoin de serviteurs brodés d’or sur toutes les coutures ; à l’extérieur comme à l’intérieur, elle ne demande à ses agens que dévouement et intrépidité. Regardez-moi ; je suis maître de la Bretagne tout entière, je commande ici en dictateur, et, sans mon écharpe tricolore, on me confondrait avec le premier passant.

— Malgré ma pauvreté, je serais parti, si j’eusse été seul ; mais je devais veiller sur l’avenir de ma fille et recueillir les débris de sa dot.

— Misérable subterfuge ! s’écria Jolibois ; la famille n’est rien devant la patrie. Savez-vous ce que coûte à la France votre pusillanimité ? L’occasion que vous avez laissé échapper est perdue à jamais et ne renaîtra plus. Malgré toutes mes recommandations, vous n’avez pas su retenir votre langue : le secret de votre mission est allé jusqu’à Berlin, jusqu’à Vienne, jusqu’à Saint-Pétersbourg. La Russie, l’Autriche et la Prusse sont sur le qui-vive. Peut-être nous faudra-t-il renoncer à notre frontière du Rhin, peut-être serons-nous obligés de subir long-temps encore les traités de 1815, et à qui devrons-nous cette humiliation ? À vous, citoyen Levrault, à vous seul !

— Si le secret de ma mission a été connu, ce n’est pas moi qu’il faut accuser d’indiscrétion ; je ne l’ai révélé à personne. À toutes les questions de mon gendre et de ma fille sur ma cotte de mailles, je suis demeuré muet, impénétrable ; je n’ai rien à me reprocher.

— Rien à vous reprocher ! Comptez-vous donc pour rien vos propos téméraires, vos propos injurieux contre la démocratie, vos conciliabules liberticides, vos sourdes menées dans le pays ?

— Hélas ! mon cher Jolibois, la damnée marquise me calomnie indi-