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lait échapper aux remontrances de sa mère, et ne devait confier son projet à Laure qu’au dernier moment.

La veille du jour fixé pour son départ, le fils de l’un de ses fermiers se mariait ; Laure avait promis d’assister à la fête. Gaston monta en cariole avec sa femme et s’achemina vers la ferme. Laure, avec sa robe de mousseline et son chapeau de paille, était cent fois plus charmante qu’autrefois à la Trélade et rue de Varennes avec ses toilettes éblouissantes. Le trajet se fit en silence ; leur pensée se reportait involontairement au jour de leur mariage. À leur arrivée, ils se virent entourés avec empressement, accueillis avec cordialité. Laure fut touchée de l’émotion joyeuse qui se peignait sur tous les visages. Son mari était aimé, et elle prenait sa part de l’amour qu’il inspirait. Une joie franche, un bonheur vrai, éclataient dans les yeux des jeunes mariés. Laure et Gaston les observaient avec tristesse, et, quand leurs regards se rencontraient, chacun des deux détournait la tête, comme s’il eût craint d’être deviné. Les deux époux de la journée n’avaient ni titres ni richesse ; mais ils s’adoraient, ils étaient heureux. Laure ouvrit le bal avec le fils du fermier, et Gaston avec l’épouse. Le jeune mari exprimait naïvement son ivresse, et Laure l’écoutait avec une curiosité mêlée de douleur ; la jeune femme ouvrait ingénument son cœur, et Gaston l’écoutait avec mélancolie. Rêveurs, préoccupés pendant le reste de la soirée, Laure et Gaston promenaient autour d’eux un regard distrait ; ils se disaient au fond de leur conscience qu’il faut bien peu de chose pour être heureux, quand on s’aime, et que la pauvreté a ses fêtes tout aussi bien que l’opulence.

La soirée était belle ; ils partirent à pied. Émus, agités par ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient pensé, ils marchaient silencieux le long des haies. C’était la première fois qu’ils se trouvaient ainsi, seuls, la nuit, au milieu des champs. Les étoiles resplendissaient au-dessus de leurs têtes ; l’atmosphère, embaumée des senteurs de la lande, ajoutait encore au trouble de leurs âmes. Parfois le sentier qu’ils avaient choisi pour abréger la route se rétrécissait ; Laure, suspendue au bras de son mari, se serrait contre lui, ses cheveux effleuraient le visage de Gaston, leurs haleines se confondaient. Tantôt ils s’arrêtaient pour prêter l’oreille au bruit de la Sèvres ; tantôt ils ralentissaient le pas, se regardant à la dérobée, écoutant le battement de leur cœur, surpris et confus comme deux fiancés de la veille. Ils ne se parlaient pas, et pourtant ils n’avaient jamais été si près de se comprendre. Vingt fois ils sentirent l’aveu de leur amour prêt à s’échapper de leurs lèvres ; vingt fois la honte du passé, la crainte de n’être pas aimé arrêta l’élan de leur tendresse. Ils arrivèrent au château sans avoir échangé une parole. Sur le seuil de la chambre de Laure, Gaston prit sa femme dans ses bras et l’embrassa comme il ne l’avait jamais embrassée, la