ou plutôt du siège de Saragosse, est la représaille sanglante de Baylen, comme Erfurt en a été la revanche pompeuse : représaille stérile et fatale sur laquelle planent des présages sinistres, et où l’héroïsme des vaincus efface l’honneur tardif de la victoire.
Il n’existe peut-être pas, dans toute l’histoire de Napoléon, de moment plus digne d’inspirer une haute intelligence arrivée à une double maturité, celle de l’âge et celle qu’apporte aux esprits éminens le contact des événemens et des affaires. Il semble aujourd’hui que, par une suite naturelle de ses prédilections et de ses études, les phases successives de la vie de M. Thiers répondent et s’approprient aux périodes diverses de la grande époque dont il s’est fait l’historien. Jeune, il a raconté, avec l’ardeur et l’enthousiasme de la jeunesse, les débuts éclatans, les juvéniles ivresses, les espérances, les aventures, les tentatives, les folies, les crimes, les gloires de la révolution française. Par une sorte de reconnaissance anticipée pour le succès, de pressentiment de sa propre destinée, il a amnistié les entraînemens révolutionnaires, salué l’esprit nouveau prêt à naître de ces sanglans décombres, pris parti pour les vainqueurs dans ces alternatives et ces luttes des puissances du passé contre les impatiences de l’avenir. Maintenant, son point de vue n’est plus le même : son passage au gouvernement, non moins que le paroxysme de février, lui a révélé tout ce qu’il y a de réparateur et de salutaire dans les idées d’ordre et de pouvoir ; puis, de ces idées pratiques, immédiates, passant, avec la facilité des esprits supérieurs, aux idées générales, aux grandes lignes de la morale historique et humaine, il a puisé dans ces fécondes et douloureuses épreuves une notion toujours plus précise, un sentiment toujours plus sincère du bien et du mal, du paradoxe et du vrai. C’est dans cet instant de résipiscence que M. Thiers s’est trouvé appelé à juger en historien et en moraliste le prodigieux conquérant dont la grandeur et le génie l’émeuvent encore, mais ne l’éblouissent plus. Cette œuvre d’équité, où les témoignages de la conscience s’accordent avec les arrêts de l’histoire, ne pouvait arriver, pour M. Thiers, à une heure plus opportune : c’est à la fois de la justice et de l’à-propos.
Aussi, quelle différence de l’impartialité qui se révèle dans ces nouveaux récits de M. Thiers avec celle que l’on rencontrait dans son premier ouvrage ! Celle-là touchait presque au fatalisme, au matérialisme historique ; elle consistait à se raidir contre l’attendrissement ou l’indignation en présence d’incomparables douleurs et d’inexcusables crimes, à ne voir que l’éclat ou l’utilité du résultat dans l’horreur sanglante des moyens. Aujourd’hui, M. Thiers a cette austérité calme et lumineuse, ce coup d’œil net et sévère qui caractérise l’historien véritable, résumant dans une sentence définitive les pièces d’un grand procès plaidé par les passions contemporaines et jugé par la postérité. En face des actes de trahison et de mauvaise foi qui firent de cette funeste guerre d’Espagne le point de départ de tous les désastres de l’empire, M. Thiers ne se laisse ni fléchir ni séduire. Il a des accens sérieux et vrais, expression de la conscience publique, et lui, qui autrefois atténuait les crimes, n’atténue plus même les fautes. Il est facile de comprendre ce qu’une telle équité, une telle sagesse, ajoutent encore de solidité magistrale à cette méthode historique déjà si nette et si lucide, à ce style égal et transparent, où éclate la pensée même avec tout son mouvement et toute sa justesse.