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du manteau, et tirent leurs nerfs optiques du grand ganglion ventral. Ces faits si curieux ont été publiés en Allemagne il y a près de dix ans[1]. J’ai pu les vérifier à diverses reprises, et constater, dans ces yeux du manteau d’un mollusque, presque toutes les parties que présentent les yeux d’un mammifère, jusqu’aux cils et aux sourcils représentés ici par des cirrhes charnus qui entourent et protégent l’organe plus délicat de la vue. Trois naturalistes allemands, MM. Grübe, Krohn et Will, ont étendu ces recherches à d’autres genres de mollusques acéphales et constaté une organisation semblable chez les spondyles, les tellines, les pinnes, les arches, les pétoncles, etc. En présence de témoignages aussi précis, aussi nombreux, ce que nous avons dit du polyophthalme cesse d’être incroyable. Bien plus, la multiplication des yeux, leur position latérale, leurs rapports avec d’autres centres nerveux que le cerveau sont peut-être moins étranges chez cette petite annélide que chez les mollusques dont nous venons de parler.

En effet, comme chez tous les animaux appartenant au même groupe, le corps du polyophthalme est formé d’une suite d’anneaux soudés les uns au bout des autres et très semblables entre eux. Chez les plus grandes annélides, on constate aisément le peu de solidarité qui existe entre tous ces anneaux. Un certain nombre d’entre eux peuvent être tués, peuvent même être frappés de gangrène, sans que les autres, et surtout ceux qui les précèdent, paraissent en souffrir. Chacun d’eux est en quelque sorte un animal complet, ayant jusqu’à un certain point sa vie propre, et le corps entier peut être considéré comme une espèce de colonie, dont la tête serait le chef, ou plutôt le guide. C’est elle seule qui d’ordinaire possède des organes des sens. Vient-on à la retrancher, le corps n’y voit plus sans doute, il manque également d’organes de toucher ; mais, autant qu’on peut en juger, il éprouve encore des sensations assez nettes, et manifeste une volonté. Des tronçons d’eunice, par exemple[2], fuient évidemment la lumière et s’enfoncent dans la vase par une suite de mouvemens qui n’ont rien de désordonné. Que manque-t-il à ces tronçons, à ces anneaux isolés pour être autant d’animaux complets ? Seulement des organes de sensation en général, des yeux en particulier. Eh bien ! les amphicoriens, les polyophthalmes, sont des annélides chez lesquelles chaque anneau, en recevant ces organes, en ressemblant par là davantage à la tête, réalise plus complètement une des tendances organiques les plus caractéristiques du groupe. Sous ce rapport, ce sont seulement des annélides plus parfaites que les autres.

  1. L’existence de ces yeux paraît avoir été admise depuis fort long temps, mais les premières descriptions anatomiques un peu détaillées ne remontent guère qu’à 1840.
  2. J’ai déjà parlé de cette annélide dans un article précédent, livraison du 15 février 1844.