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descendre de nos montures. Les derniers jours de novembre ont une beauté qui leur est propre ; ce n’est plus l’énervante mollesse de l’automne, et ce n’est pas encore la rudesse de l’hiver. Le ciel était d’un gris ferme, la terre verdoyante çà et là ; l’air avait une douceur tempérée et le soleil illuminait la campagne d’une splendeur de fête. Nous jetâmes la bride sur le cou de nos chevaux, et, les laissant aller, nous nous mîmes à gravir la montée en causant. Comme nous arrivions à mi-côte, nous aperçûmes un paysan endormi sur le revers de la douve. La réserve de son attitude et le bon ordre de son costume ne permettaient point d’attribuer ce sommeil à l’ivresse. Il était assis plutôt qu’étendu, la tête un peu renversée et appuyée sur un de ses bras. Son chapeau, rabattu sur les yeux, le mettait à l’abri du soleil. Il tenait de la main droite, en guise de bâton, une petite pelle de taupier. Mon compagnon reconnut le dormeur et s’arrêta.

— Vous voyez là, me dit-il en baissant la voix, une des variétés les plus curieuses de nos bohémiens campagnards. Jean-Marie tient le milieu entre le mire (médecin) et le sorcier ; il a des secrets et vend des talismans. On se sert de lui pour guérir certaines maladies, chasser les animaux nuisibles, découvrir les sources. On dit qu’il apprend aux jeunes filles des formules pour attirer les amoureux, et les crédules assurent même qu’il possède l’herbe magique avec laquelle on se transporte partout en désir de femme, c’est-à-dire plus vite que la pensée. Jean-Marie, certain que le monde vous estime toujours en proportion du pouvoir qu’il vous suppose, n’a garde de les détromper. Aussi est-il consulté par tous nos fermiers, et achète-t-il, chaque année, quelque lopin de terre avec leur argent. Il se rend aujourd’hui chez des pratiques car voici près de lui sa trousse à talismans.

D’aperçus, en effet, sur les genoux de maître Jean un carnier doublé de cuir, qu’il fouillait sans doute lorsque le sommeil l’avait surpris, et qui était resté entr’ouvert. Nous pûmes faire du regard l’inventaire de ce qu’il renfermait. Mon compagnon me montra la baguette de coudrier pour découvrir les sources, des fragmens d’aérolithes qui devaient garantir du tonnerre, une noix percée servant de cage à une araignée vivante et destinée à guérir de la fièvre, un couteau de langueyeur portant sur la lame le nom cabalistique de Raphaël. Il m’expliquait comment ce dernier nom, que les paysans du midi faisaient graver sur le soc des charrues pour rendre les sillons fertiles, avait, dans le Maine, la propriété de guérir les porcs ladres et de les engraisser, lorsque Jean-Marie se réveilla. Bien qu’il parût d’abord surpris de nous voir et même un peu embarrassé, il fit assez bonne contenance et se redressa en nous saluant : c’était un homme encore jeune, dont le visage avait cette expression de jovialité matoise habituelle aux Normands, mais plus rare chez les paysans manceaux. L’avoué lui demanda