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ils ne voulaient parmi ses adorateurs que des gens bâtis d’une certaine sorte. Ils étaient comme ces académiciens qui ne veulent avoir pour collègues que des écrivains de leur école. Ils sentaient dans Vibraye, quoiqu’ils ne l’eussent même pas entrevu, un élément nouveau qu’ils étaient décidés à repousser. Un véritable amour se levant sur la vie d’Élisabeth dans toute son orageuse splendeur eût mis à néant toutes leurs galanteries. C’eût été l’hippogriffe de Goethe et de Byron s’abattant dans des bosquets taillés à la française. Il fallait prévenir un pareil malheur à tout prix.

Tandis qu’à leur insu ils étaient établis dans ces pensées, la duchesse de Tessé entra au salon, où ils tenaient les propos que j’ai rapportés. Son visage était pâle et portait des traces réelles de fatigue ; son esprit était encore plus las que ses traits. Cette vie excitante et fébrile passée dans l’atmosphère d’une chambre de malade lui donnait un besoin impérieux de mouvement et de grand air. En ce moment, un soleil de juin versait la lumière à flots par les quatre croisées dont le salon était éclairé, et appelait tout ce qui n’était pas impotent à venir voir au dehors le triomphe de l’été.

— Chère duchesse, dit Penonceaux, je ne sais point comment va M. de Vibraye, dont j’ai, du reste, fort peu de souci ; mais je sais que nous vous laisserons dans le cimetière de Saint-Nazaire, si vous ne faites point trêve aux fatigues qui vous tuent et qui ont déjà changé vos traits. Il faut à toute force que vous sortiez un peu de l’espace étroit et malsain où votre dévouement vous confine. Venez avec nous aujourd’hui voir Montceny, qui est dans son château depuis trois jours, et qui s’est désolé hier de ne pas vous avoir rencontrée, car il est venu hier dans la matinée, pendant que vous faisiez l’ange gardien dans la chambre du bienheureux blessé. Montceny compte sur nous. Sa maison n’est qu’à deux lieues d’ici ; vous monterez miss Anna, qui a, comme vous, grand besoin de sortir. Dans trois heures au plus, nous serons de retour, et vous aurez encore tout le temps nécessaire pour faire votre besogne de sœur grise.

André et la comtesse de Mauvrilliers, qui entrèrent sur ces derniers mots, joignirent leurs instances à celles de Penonceaux. Mme de Mauvrilliers était vêtue d’une amazone bleu sombre, qui lui allait merveilleusement. Cette vue décida tout-à-fait Élisabeth ; elle disparut, et revint, au bout de quelques instans, dans un costume de cheval qui lui donnait la grace, si idéale et si vivante toutefois, de cette Diana, fille, comme elle, des montagnes de l’Écosse.

Elle s’élança sur miss Anna, charmante bête au cou délicat, à l’œil ardent, dont la longue crinière était tressée avec autant de soin que la plus élégante chevelure de jeune fille, et les pieds enduits de ce brillant vernis qui inspirait récemment des élans d’indignation républicaine