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Or quel sera le théâtre de ce bonheur ? Le ciel ? Il n’y a plus de ciel, dès qu’il n’y a plus de Providence. Ce sera la terre. De là l’idée du paradis ici-bas, une de ces monstrueuses folies qui font réfléchir avec tristesse au jugement que portera sur nous l’avenir. Ici nos sages se divisent. Les uns, poussant la logique jusqu’au bout, déclarent ce paradis réalisable pour l’individu et s’offrent même à le construire en quelques jours et à peu de frais ; les autres, moins grossièrement chimériques, se bornent à présenter à l’espèce humaine l’idéal d’une félicité toujours croissante, dont les conditions s’établissent avec le temps ; mais, de crainte d’exciter quelque jalousie entre les générations successives, et pour laisser à chacun de nous une juste espérance, ils nous prophétisent une série de résurrections futures, de sorte que nous voilà assurés de revenir de siècle en siècle boire à cette coupe de délices où le progrès, indéfini de toutes choses verse incessamment de nouvelles voluptés. Je croirais faire injure au bon sens du lecteur, si je m’attachais à démontrer que, de toutes les chimères, la plus creuse est celle d’un paradis sur la terre. Ces hommes qui parlent de bonheur parfait ne connaissent pas même les conditions du bonheur humain. Persuadez à l’homme que tout finit ici-bas, sa vie n’a plus d’horizon, son cœur se dévore lui-même, faute d’aliment. De tous les animaux, il est le plus misérable, puisqu’il est le seul qui pense à la mort. Renvoyons les profonds penseurs qui veulent faire descendre le ciel sur la terre à ce mot de Pascal : « Si plaisante que soit la comédie, le dernier acte est toujours sanglant. On jette sur vous deux ou trois pelletées de terre, et en voilà pour jamais. »

Je viens de dérouler la longue suite des infirmités morales de notre temps. Embrassons-les maintenant d’un seul coup d’œil, et il nous sera difficile de ne pas éprouver un profond sentiment d’inquiétude, je dirai presque d’effroi. Qu’on y songe en effet : nous avons compté trois grandes et radicales maladies : la première, c’est l’altération du sentiment de la responsabilité humaine, et par suite le culte de la force et du succès ; la seconde, c’est l’altération du sentiment de la Providence divine, et par suite l’idolâtrie de l’humanité ; la troisième, c’est l’altération du sentiment de la vie future, et par suite la chimère du bonheur parfait ici-bas. Qui ne voit que ces trois maladies atteignent les trois sources où s’alimente la vie morale du genre humain ?

Cherchez en effet à quelles conditions la vie humaine peut revêtir et conserver un caractère moral. Évidemment il faut d’abord que l’homme se reconnaisse libre et responsable de ses actes. S’il n’y a pas de liberté pour l’homme, il n’y a pas de devoirs ; car, sans recourir même à la savante analyse d’Emmanuel Kant, il est clair que le devoir implique