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puis, par momens, lorsque la colère fait place à ce sentiment de sympathie que je viens d’indiquer, la plus grande consolation qui se présente, c’est de se dire que, si la tempête se met de nouveau à souffler, elle nous engloutira tous, oui, tous, amis et ennemis. Voilà notre suave mari magno, comme disait le grand poète Lucrèce, la joie sinistre qui peut saisir chacun des malheureux passagers dans un vaisseau naufragé, la joie qui saisira chaque habitant de la terre au jour du jugement dernier.

De plus en plus deviendra manifeste ce fait effrayant, c’est qu’aucun gouvernement ne peut s’appuyer sur la révolution française. On peut construire avec des débris et des ruines, mais on ne peut pas construire sur la destruction elle-même. Cette impossibilité absolue de construire un gouvernement sur les bases de la révolution (le mot bases n’est-il pas lui-même impropre ?) est démontrée par l’histoire des soixante dernières années. Tous les gouvernemens sont sortis du droit d’insurrection. Pour vivre, ils ont été obligés de combattre le principe qui leur avait donné naissance ; ils se sont mis en opposition avec lui, et ils ont été emportés. C’est le droit d’insurrection qui crée les institutions, qui promulgue les constitutions, qui fait et défait les lois : institutions, lois, constitutions, gouvernemens, sont comme les caprices, les fantaisies passagères, les improvisations de l’esprit révolutionnaire. C’est cette origine qui fait si précaires, si timides, tous les gouvernemens qui se succèdent. Ils sentent trop qu’ils sont fondés sur le droit d’insurrection, qu’ils n’ont pas en eux-mêmes leur force morale, et la société, elle aussi, a si bien senti le danger, qu’elle avait créé, dans ces derniers temps, une doctrine qui s’appelait la doctrine du fait accompli. Qu’est-ce donc, au fond, que cette doctrine ? C’est le corollaire nécessaire du droit d’insurrection ; c’est un moyen pour la société de rejoindre les événemens, alors même qu’ils sont allés plus vite qu’elle ne l’aurait voulu ; mais cela ne peut durer. Quelque chose qui arrive, la société ne pourra plus accepter ces conquêtes de l’esprit révolutionnaire ; elle ne peut se suicider : l’instinct de conservation l’empêchera de donner son adhésion à de nouvelles victoires, et alors qu’arrivera-t-il ?

Voilà, au fond, toute l’histoire du XIXe siècle. Maintenant, en cette année 1850, quelle est la situation des choses ? L’esprit révolutionnaire n’est pas vaincu, mais ses doctrines sont percées à jour. Ce que l’on avait coutume de nommer les idées françaises n’existe plus à l’état de conviction que dans la tête des ignorans, des sots et des méchans. Au fond de la situation européenne, il y a une crise terrible : l’esprit révolutionnaire veut aller toujours plus loin, les sociétés refusent obstinément d’avancer. Voilà, à proprement parler, la situation du monde à l’heure où nous écrivons. Qui l’emportera ?