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II

L’énormité relative de ce dernier chiffre ne doit pas surprendre ; comme métropole administrative et politique, Madrid appelle dans son sein autant et même plus d’employés actifs que Paris[1], ce qui, vu la différence numérique des deux populations, équivaut proportionnellement au sextuple. Les mêmes causes ont fait de Madrid le principal théâtre de cette guerre de grades et d’emplois qui était de temps immémorial la grande maladie sociale de l’Espagne, et que le va-et-vient administratif de la dernière période révolutionnaire a si violemment surexcitée. Aux employés en activité et aux solliciteurs proprement dits il faut ajouter ces myriades d’employés, de magistrats, d’officiers en disponibilité ou en retraite qui, à chaque remaniement de personnel, venaient patiemment réclamer le règlement sans cesse ajourné de leurs pensions[2], et dont la plupart, soit pour surveiller de plus près le résultat de leurs démarches, soit parce qu’ils n’avaient pas ailleurs de moyens d’existence, finissaient par rester à Madrid. Les statistiques de l’intendance, qui, tout inexactes qu’elles sont, présentent une sorte de vérité comparative, puisque chacune a été influencée par les mêmes causes d’erreur, nous donnent sur les fluctuations de ce personnel des chiffres fort significatifs. La population totale de Madrid, évaluée en 1833 par l’intendance à 166 mille ames, s’élevait trois ans après, au fort même de la guerre civile, qui devait avoir cependant appauvri la capitale d’hommes et d’argent, à 224 mille ames, ce qui n’était possible que par une invasion combinée des victimes officielles qu’avaient faites les changemens de systèmes survenus dans l’intervalle et des ambitions qu’ils avaient mises en éveil. En 1842, au contraire, alors que la politique exclusive et violente du régent repousse impitoyablement tout ce qui n’est pas ayacucho, ce chiffre redescend à 157 mille ames, pour remonter à plus de 200 mille en 1846, quand l’éclectisme conciliant des modérés vient tendre la main aux éclopés de tous les partis.

Comprend-on maintenant le passé politique de Madrid, son manque absolu d’initiative dans les mouvemens des trente dernières années, sa déférence proverbiale pour le fait accompli ? Tout s’explique par l’absence à peu près complète des grandes industries[3], ces serres

  1. Les rouages de l’administration centrale sont beaucoup plus compliqués en Espagne qu’en France. Pour ne citer qu’un exemple, le prélèvement et l’application des recettes publiques sont dans les mains de cinq ou six ministères, de sorte que chacun d’eux a pour annexe un véritable ministère des finances. La nouvelle loi sur la comptabilité tend à faire disparaître cette confusion.
  2. En 1848 et malgré des extinctions nombreuses, on en comptait encore en Espagne 57,000, plus 15,000 religieux décloîtrés, également pensionnaires de l’état.
  3. Je n’ai pas à parler des gens sans aveu, autre élément d’insurrection qui se concentre habituellement dans les capitales. En Espagne, c’est la contrebande qui les enrôlait et les disséminait sur tous les points du pays.