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avait, de nos jours, en France, moins de bacheliers ès-lettres, il y aurait moins de révolutions et moins de procès en police correctionnelle ; mais l’équilibre naîtra peu à peu ici de l’excès même de la lutte. À force de perdre à cette loterie, où les mises se multiplient à mesure que les lots s’épuisent, les ambitions déclassées finiront par comprendre que tout le monde n’est pas nécessairement né pour devenir ministre ou millionnaire.

L’Espagne a d’autant moins à redouter pour son compte ce double écueil de toute initiation intellectuelle qu’elle l’a déjà franchi. La moralité relative des classes inférieures de Madrid ne correspond nullement à leur ignorance, car l’instruction est beaucoup plus répandue chez elles qu’on ne croit ; les écoles primaires publiques ou privées de la ville reçoivent, environ 6,700 garçons, dont près de 5,000 sont admis gratuitement. La période d’âge comprise entre sept et quatorze ans pouvant être considérée comme celle qui correspond à l’enseignement primaire, et cette période comprenant à peu près 8,700 garçons, dont un millier se répartit entre les 32 collèges qui desservent l’enseignement secondaire, il en résulte qu’un huitième environ des enfans mâles est seul privé de toute instruction. La proportion est à peu près la même pour les filles. Beaucoup de villes françaises, et ce ne sont pas précisément celles où le peuple est le plus moral et le plus pacifique, sont loin d’occuper un rang aussi honorable sous ce rapport. L’enseignement secondaire ne produit pas non plus en Espagne ces tristes conflits de la vanité et de l’impuissance qui ont signalé chez nous son extension. Grace aux couvens, qui lui facilitaient l’accès des universités[1] à une époque où les idées de hiérarchie n’avaient encore reçu aucune atteinte, le prolétariat espagnol a pu s’habituer de longue main à ne pas considérer l’égalité intellectuelle comme incompatible avec les inégalités sociales. Ors voit encore, chez nos voisins, plusieurs de ces débris universitaires se réfugier sans révolte jusque dans la domesticité. Dans un restaurant de Madrid, je reprochais un jour au garçon de laisser pour la dixième fois brûler mon dîner. Il voulut bien m’apprendre avec une dignité modeste qu’il n’avait pas la surintendance des fourneaux, et que mon argumentation se réduisait dès-lors à une ignoratio elenchi, le troisième des sophismes de pensée énumérés par Aristote. À sa place, un bachelier français m’eût répondu moins poliment, et il n’eût pas été capable de citer Aristote. Je me trompe : il aurait recouru au suicide plutôt que de se résigner à ceindre la serviette. Ces catastrophes de l’ambition méconnue sont excessivement rares en Espagne. À Madrid, où se donnent rendez-vous

  1. Dans la plupart des centres universitaires, je l’ai dit un autre jour, les couvens pourvoyaient à la subsistance des étudians pauvres.