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avec ces hommes opiniâtres aussi et sincères dans leur foi politique, fidèles à la religion du passé jusqu’à ne pas voir les choses du présent, qui, après César et Lucrèce, croient qu’on peut revenir à Numa et aux livres sibyllins, — respectables jusque dans leurs erreurs, dont il est difficile de se servir et plus difficile de se passer : hommes pleins du regret des traditions et du respect de l’autorité, qui ont sapé les pouvoirs nouveaux dix-huit années durant, et qui, en aidant à les renverser, ont hâté, sans le savoir, et leur propre ruine et celle de Rome ? — Octave, ce n’est pas seulement le neveu de César, c’est tout homme qui arrive au pouvoir, en comprend dès ce moment les conditions et veut les réaliser à son profit. — Quant à Cicéron, c’est l’image de la France telle que l’ont faite soixante années, de révolution, c’est la France nouvelle, pleine de lumières et d’esprits sans principes certains, inquiète, hésitante, doutant d’elle-même et des autres, détestant la tyrannie, incapable de la liberté, pleine d’élans sublimes, prompte au désespoir, mais d’une trempe élastique, fléchissant sans rompre ; cherchant à s’accommoder au mal quand elle n’a pas su l’empêcher, obstinée à vivre par tous les grands et les petits côtés, achetant, vendant, écrivant, conjecturant sur l’avenir, sans fiel ni esprit de vengeance, dépensant ses haines en bons mots, inhabile à l’effort de chaque jour, mais sachant combattre et mourir à tel moment, comme un digne Romain : telle est la France, tel fut Cicéron. Devant les assassins envoyés par Antoine ; le grand orateur retrouva tout son courage. Sa mort fut au-dessus de sa vie ; elle en rejeta, elle en fit oublier toutes les erreurs et les faiblesses. Les longues vies sont pleines, hélas ! de démentis ; les révolutions des empires se reproduisent, dans la vie de chacun et présentent des contrastes plus tristes encore sur un théâtre plus réduit. De grands seigneurs se font républicains, les jacobins de la terreur deviennent sénateurs de l’empire ou gentilshommes de la chambre sous la restauration. Il faut vivre, dit-on, et la moitié de la vie se passe à contredire l’autre, il faut vivre, et pour vivre on perd tout ce qui, selon le vers énergique du poète, vaut la peine qu’on vive :

Et propter vitam, vivendi perdere causas.

Quand il faut mourir, au contraire, on se retrouve, et l’on se montre tel qu’on était réellement et au dedans. L’ame prête à quitter le corps se manifeste déjà, telle qu’elle sera pour la vie de l’histoire et de l’éternité ; est le dernier jour qui grandit ou qui rapetisse, qui absout ou qui condamne. Les anciens demandaient aux dieux non pas seulement une vie heureuse, mais une mort suffisamment glorieuse. Si la patrie devait jamais périr, souhaitons-lui aussi de ne pas s’affaisser sur elle-même, de ne pas disparaître sans bruit et sans gloire de ce monde